La retraite des avocats, ce révélateur des hystéries françaises d’aujourd’hui

La retraite des avocats, ce révélateur des hystéries françaises d’aujourd’hui


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Curieusement, la retraite des avocats fait la une. On y verra le paradoxe d’une époque où le débat public est à fleur de peau, à force de pensée unique qui bannit tout ce qui diverge d’elle. L’avenir d’un régime de retraite regroupant 65.000 cotisants (soit 0,1% de la population française) fait polémique, conduit à mobiliser toute une profession dans les rues de Paris, et occupe de nombreuses manchettes de journaux. Pour qu’un sujet aussi mineur devienne un enjeu aussi majeur, il faut bien qu’il touche à une réalité mal assumée, à une corde sensible comme on dit, de la société française, à l’une de ses fractures profondes mal dissimulées par les récits quotidiens en vigueur dans la France ordinaire. Cette corde sensible s’appelle la résistance profonde de la société française à la sécurité sociale, malgré les épaisses couches de propagande qui cherchent à la dissimuler.

Car la retraite est un enjeu symbolique de premier ordre en France, et pour ainsi dire un sujet religieux nationalisé depuis 1945 par l’État-Providence (puisque le Conseil National de la Résistance a entendu étatiser les fonctions de charité et de prévoyance jusque-là dévolues à la sphère privée et souvent confessionnelle). Elle est une clé de voûte de notre édifice social, reposant sur un catéchisme bien huilé par les antiennes post-marxistes : la retraite, c’est la solidarité entre générations et entre classes sociales, une sorte de creuset français où se définirait aujourd’hui le sens de la Nation progressiste.

Dans ce récit national parsemé d’innombrables fake news, le Conseil National de la Résistance aurait sorti la France de l’obscurité qui régnait avant lui en créant un grand régime universel de protection sociale auquel les Français seraient profondément attachés. On ne compte pas ici le nombre de sondages qui cherchent à nous en convaincre régulièrement. Officiellement, et spécialement dans le discours des élites technocratiques, les Français adorent la sécurité sociale et tout particulièrement le monopole d’affiliation du régime général. Il s’agirait là d’une pierre angulaire de leurs certitudes collectives, celles qui ne sont ni archipélisées, ni archipélisables.

Quand les avocats nous disent que le roi est nu…

Il suffit pourtant d’ouvrir les yeux pour voir nos rues couvertes de gens occupés à contester la légitimité de ce monopole et de cette universalité. Le cas des avocats est particulièrement emblématique. Voilà des travailleurs indépendants qui souhaitent conserver un régime spécifique créé dans les années 30, comme l’ensemble des régimes spéciaux que la CGT et FO défendent par ailleurs, et ne surtout pas intégrer la sécurité sociale universelle.

On a trop souvent oublié, en effet, que la Caisse Nationale des Barreaux de France est une appellation inventée en 1948 pour réorganiser la Caisse Centrale des Barreaux de France inventée en 1938… pour regrouper les caisses non obligatoires des années 20 apportant une protection sociale aux avocats. Si l’on s’autorise donc à dépasser le commentaire journalistique commode sur cette manifestation des baveux parisiens, si l’on s’autorise à une compréhension historique (à une sorte d’archéologie phénoménologique des mouvements sociaux) de ce qu’il est, alors on admet que, en 2019, les avocats manifestent pour préserver le régime de protection sociale dont ils bénéficient depuis l’entre-deux-guerres, et qui leur semble beaucoup plus efficace que la fameuse sécurité sociale du Conseil National de la Résistance présentée comme l’oeuvre de la civilisation face à la barbarie.

Ce que nous disons ici de la Caisse des avocats, nous pouvons le dire des autres régimes spéciaux. Tous ceux-là sont nés dans les années 30 et ont échappé à l’absorption par le régime général, grâce à la grande schizophrénie de la CGT et du PCF. Alors que le gouvernement provisoire de 1944, qui fourmillaient de hauts fonctionnaires, s’apprêtait à enrégimenter tous les Français dans un régime universel utopique et déconnecté du réel, le ministre communiste Ambroise Croizat eut la sagesse d’habiller un rétropédalage majeur en conquête sociale des temps nouveaux. Croizat a validé, dès 1945, le maintien de dizaines d’exceptions à l’universalité de la sécurité sociale (ces fameux régimes spéciaux), tout en assurant que la « sécu » était l’avenir de l’homme.

Au fond, Croizat a légitimé le grand mensonge français sur la protection sociale. De même que De Gaulle a convaincu les Français qu’ils avaient majoritairement résisté sous Vichy, Croizat les a convaincus qu’ils aimaient une sécurité sociale universelle, tout en prenant bien garde à préserver les régimes bien plus favorables hérités des années 30. C’est ce qu’on aime dans la manifestation des avocats aujourd’hui: ce cri du coeur, où ils rejettent sans fard ce que la gauche cache depuis des décennies: les Français ne veulent pas d’une sécurité sociale universelle et préfèrent leurs solidarités professionnelles des années 30.

Les élites conniventes face à l’hystérie de la CGT et de la France Insoumise

On s’amusera de voir le soutien que la gauche socialisante apporte aux avocats. Manuel Bompard, de la France Insoumise, par exemple, déclarait toute sa flamme pour ce mouvement ce matin dans les médias, au nom de la lutte contre un grand régime universel de retraite, avec des règles égales pour toutes et tous. Les psychanalystes verraient volontiers dans cette contradiction la marque d’une hystérie profonde. D’un côté, on défend mordicus l’égalité, la solidarité, l’universalité, l’héritage du CNR. D’un autre côté, on sanctuarise le contraire de ce qu’on prétend aimer: les régimes spéciaux, qui sont issus de l’entre-deux-guerres et qui sont plus favorables que le régime général, permettant ainsi à certains de bénéficier de conditions de revenus infiniment plus favorables que celles du smicard de la grande industrie, pourtant érigé en icône des temps modernes.

Cette hystérie-là domine le discours de la CGT, de FO, mais aussi de la France Insoumise, pendant que le président du MEDEF s’égosille à défendre le principe d’un grand régime universel de retraites sous monopole public. Là aussi, on pourrait parler d’hystérie, car on comprend mal pourquoi un mouvement patronal qui devrait défendre un système concurrentiel comme il existe en Allemagne se fait soudain l’apôtre du contraire. Les élites patronales deviennent les meilleures amies de l’étatisation, quand la CGT et FO en sont les pires ennemis.

Là encore, seule une archéologie phénoménologique peut aider à comprendre les fronts renversés qui se jouent ici. Car, au-delà du story-telling légitimé par Ambroise Croizat en 1945, selon lequel la sécurité sociale serait une invention communiste, la réalité est très différente. Depuis les années 30, c’est la technostructure qui veut ce régime universel malgré les désirs profonds de la société française. Les conseillers d’État Alexandre Parodi et Pierre Laroque (qui ont d’ailleurs servi Vichy dès juillet 1940) en sont les figures les plus connues. Mais le rêve d’un grand système universel a parcouru (et parcourt encore) la technostructure française durant des décennies. On en veut pour preuve le rôle joué par les conseillers d’État Philippe Bas et Renaud Dutreil dans la création du RSI, présenté à l’époque comme l’achèvement de l’oeuvre de Laroque, et qui a débouché sur une profonde souffrance des travailleurs non salariés soumis à cette dangereuse utopie des élites.

C’est à cette aune-là qu’il faut lire la résistance à la réforme des retraites portée par Emmanuel Macron et Jean-Paul Delevoye. Ce n’est pas seulement une affaire technique avec des règles comptables et des procédures actuariels qui est à l’oeuvre. C’est d’abord un affrontement entre une France girondine, avec son héritage historique, ses différences, ses règles multiples, et une France jacobine qui se croit rationnelle, et qui projette ses désirs de rationalité sur l’ensemble du pays. Car le régime universel n’est rien d’autre que le fantasme hystérique des élites françaises, qui rêvent de transformer le champ social en un vaste jardin à la française, en un Versailles sociologique qu’elles domineraient de façon simple et quasi-mécanique.

La France girondine résiste encore et toujours à la rationalité des élites

Les Français, avec leur air bête et leur vue basse, avec leur humeur de Gaulois réfractaires, l’ont au demeurant très bien compris. Les avocats, les cheminots, les pilotes de ligne, et tous les autres, sont détenteurs d’un passé professionnel, d’une solidarité construite à travers le temps, et ils entendent bien les défendre contre leur grand remplacement par un système « universel » et anonyme imposé d’en haut. Ils sont ainsi, les peuples: ils ont une histoire, une mémoire, des affects, qui résistent à ce que des dei ex machina leur présentent comme la réalisation de la raison universelle. Et on a beau les stigmatiser, les qualifier de bourrins, de populistes, de réactionnaires, l’affect parle en eux et résiste opiniâtrement aux réformes qui ne tiennent pas compte de ce qu’ils sont.

Si le MEDEF était bien inspiré, il en prendrait acte et proposerait au gouvernement la seule mesure de bon sens qui puisse encore exister: non pas supprimer les régimes spéciaux, mais au contraire les ouvrir à tous, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas ont choisi de le faire dans les années 90. Comme dans la protection sociale des années 30 chère aux avocats, la liberté de choix de l’assureur a montré sa supériorité à l’affiliation obligatoire, qui est toujours en déficit pour des prestations de mauvaise qualité.


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