Paradoxe : les sanctions occidentales pourraient sauver la Russie de la récession, par Natalya Milchakova

Paradoxe : les sanctions occidentales pourraient sauver la Russie de la récession, par Natalya Milchakova


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Une nouvelle crise économique est-elle possible ? Les dirigeants des banques centrales du monde entier n'excluent pas une telle option, et l'Europe est déjà menacée. Ainsi, la directrice de la Banque de Russie, Elvira Nabiullina, a récemment prévenu, s'exprimant à la Douma d'État, que « la situation et l'équilibre des risques pour l'économie mondiale se sont quelque peu déplacés vers une crise mondiale à grande échelle... ». Et la Banque d'Angleterre a averti cet été qu'à partir du quatrième trimestre de cette année, l'économie britannique entrerait en récession.

Cet article initialement publié en russe sur Politika-ru n’engage pas la ligne éditoriale du Courrier.

Un point de vue similaire sur les perspectives de l’économie de la zone euro et de l’ensemble de l’Europe continentale est affiché par la BCE et la Commission européenne, comme en témoigne l’avertissement, au début de l’automne, qu’au quatrième trimestre 2022 une récession économique pourrait commencer dans certains pays de la zone euro et de l’UE.

Les conditions préalables à cette récession européenne existent déjà

Il s’agit tout d’abord des crises énergétique et alimentaire, ainsi que de l’inflation à deux chiffres des prix à la consommation qui en sont la conséquence. La forte hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires dans de nombreux pays occidentaux a surpris ces derniers qui ne s’inquiétaient jusqu’alors que d’une inflation chronique.

Or, les conditions préalables au risque de récession étaient bien antérieures. Par exemple, la pandémie de 2020-2021 a provoqué des perturbations dans l’approvisionnement en biens et matières premières dans le monde en raison des confinements et des arrêts de production. De plus, cela a entraîné le gonflement de la masse monétaire dans les pays occidentaux. Ainsi, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans un certain nombre de pays du G7, les banques centrales ont imprimé de l’argent qui a été distribué à la population afin de maintenir la demande des consommateurs (c’est ce qu’on appelle « l’helicopter money »). Cela a généré une forte augmentation de la masse monétaire en circulation, qui, en soi, est un facteur très inflationniste. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé : l’inflation dans les pays occidentaux au premier semestre de cette année a bondi pour atteindre des sommets que l’on ne connaissait qu’il y a 40 à 50 ans.

Dans un premier temps, les banques centrales des pays occidentaux ont pris cette forte hausse assez « calmement ». Après tout, ils avaient toujours de disponible un « outil » efficace pour lutter contre une croissance excessive ou, à l’inverse, une chute excessive des prix : la hausse ou la baisse des taux d’intérêt. Ainsi, en 2020, lorsque la pandémie de covid a fait rage dans le monde entier, menaçant l’Occident d’un effondrement des prix et d’une crise du marché de la consommation, les banques centrales ont presque rivalisés pour faire baisser les taux d’intérêt au plus bas. Dans la zone euro, le taux directeur était déjà nul à cette époque. En Suisse et au Japon, par exemple, les taux d’intérêt des banques centrales étaient même généralement négatifs. Et cette méthode éprouvée a fonctionné: en 2021, malgré une pandémie de coronavirus non complètement achevée, l’économie mondiale a rapidement commencé à sortir de la crise.

Mais cette année, alors que les pays occidentaux ont été confrontés au phénomène exactement inverse, une hausse de l’inflation au lieu d’une baisse, les banques centrales des pays occidentaux, en toute logique, se sont précipitées pour relever les taux. Sauf la BCE qui n’a tout simplement rien fait dans l’espoir que l’inflation disparaîtrait d’elle-même. Mais cela n’a pas été le cas et l’inflation annuelle dans la zone euro en octobre a dépassé 10%, soit un niveau record dans toute l’histoire de l’existence de cette zone.

Pourquoi les méthodes éprouvées de lutte contre l’inflation aux États-Unis fonctionnent-elles jusqu’à présent lentement, alors qu’en Europe continentale et au Royaume-Uni, elles ne fonctionnent pas du tout ?

Le fait est que les facteurs pro-inflationnistes dans les pays occidentaux ont commencé à jouer bien avant la pandémie.

Ainsi, l’embargo pétrolier américain contre le Venezuela et l’Iran, comme les sanctions contre l’industrie pétrolière russe, qui impliquaient une interdiction aux pays occidentaux de fournir de nouvelles technologies aux entreprises russes, ont conduit à un manque d’investissements dans cette industrie. C’est ce qui a provoqué cette année la hausse des prix du pétrole et des produits pétroliers. Ces phénomènes se sont encore exacerbés en 2022, lorsque les États-Unis, le Royaume-Uni et l’UE ont imposé de nouvelles sanctions sur les ressources énergétiques russes. Ils ont commencé soit brusquement comme les États-Unis et le Royaume-Uni, soit progressivement comme l’UE, à abandonner leurs achats russes, ce qui n’a fait qu’augmenter le prix du pétrole et du gaz.

Les économistes du monde entier se sont souvenus de la crise énergétique des années 1970, lorsque les cercles universitaires ont commencé à parler sérieusement d’inflation par les coûts et que les augmentations de prix pouvaient être générées par plus qu’une simple augmentation de la quantité de monnaie en circulation. Et il est très probable que le concept d’inflation des coûts fonctionne déjà aujourd’hui, alors que l’inflation augmente de mois en mois, suite aux prix élevés des ressources énergétiques, ainsi que celui des denrées alimentaires et des produits des industries énergivores (chimie, engrais, métaux, etc.).

Par conséquent, la lutte contre l’inflation par la seule hausse des taux d’intérêt n’a jusqu’ici donné que des résultats insuffisants. À cela, il faut ajouter que la hausse des taux d’intérêt a, en elle-même, un revers sous la forme d’un ralentissement de la croissance de la production et du secteur réel de l’économie en général.

Si nous procédons à des analogies historiques, alors la crise énergétique actuelle montre des points communs avec la crise énergétique de 1973-1974. La situation géopolitique difficile à l’époque (cf. le conflit militaire arabo-israélien) a également ajouté de l’incertitude aux marchés et mis en tension les prix du pétrole. Mais bien qu’elle ait porté un coup sévère aux économies des pays du G7 et accru considérablement le rôle de l’OPEP dans le monde, cette crise n’a pas duré longtemps. D’abord parce qu’à cette époque, l’Occident, beaucoup plus fort économiquement et politiquement qu’aujourd’hui, songeait pour la première fois à passer à des technologies économes en énergie. Aux États-Unis, des travaux expérimentaux avaient également commencé sur le forage de roches de schiste afin d’augmenter à l’avenir la production de pétrole. Deuxièmement, la crise a été rapidement résolue par des moyens politiques grâce à des négociations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite.

La récession actuelle est susceptible d’être davantage localisée dans la zone euro et de l’affecter plus que d’autres pays. En outre, elle peut s’avérer très longue et de grande ampleur, car elle s’accompagnera de changements véritablement tectoniques dans l’architecture politique et économique à travers le monde.

Les États-Unis sont quant à eux dans une situation plus stable. La Fed a jusqu’à présent réussi à préserver l’économie d’une récession très profonde, puisqu’elle a entamé une forte hausse des taux d’intérêt avant toutes les banques centrales des pays occidentaux. De plus, la politique monétaire est également soutenue par la vente de pétrole des réserves stratégiques américaines sur le marché intérieur, ainsi que par une augmentation de la production d’électricité à partir de sources renouvelables. Mais la reprise de la croissance de l’économie américaine se fait déjà aux dépens de l’économie européenne, tant dans l’UE que dans les pays hors UE, comme le Royaume-Uni.

Mais qu’en est-il de la Russie ?

Paradoxalement, le refus des pays occidentaux des ressources énergétiques russes, ainsi que le retrait des entreprises occidentales du pays et les restrictions à l’exportation de marchandises vers la Fédération de Russie, sauvent aujourd’hui l’économie de la Russie de la récession. Car elle est désormais beaucoup moins liée à l’Union européenne.

Dans le même temps, les prix élevés du pétrole agissent comme un facteur de soutien pour l’économie russe. De plus, la Chine et l’Inde sont beaucoup plus stables face à la crise des économies des pays du G7. Et le cours des événements conduit au fait que, dans quelques années, les principaux moteurs de la croissance économique mondiale seront la Chine et l’Inde, tandis que l’Europe risque de perdre son influence économique et politique.

Toutefois, l’on ne peut pas dire que cela se passera complètement sans laisser de trace pour la Russie. Car au cours des deux prochaines années, il sera nécessaire de reconfigurer complètement l’infrastructure et les chaînes d’approvisionnement pour augmenter les exportations vers les pays asiatiques. Il faudra oublier la croissance économique en 2022-2024. L’inflation des prix à la consommation en Russie pourrait s’avérer légèrement plus élevée que prévu l’année prochaine, approximativement de l’ordre de 6 à 8 %. Mais le rouble peut apporter de bonnes surprises. Car dans une situation géopolitique difficile – et compte tenu du report du retour à la « règle budgétaire » et de la réduction des importations – il n’y aura pas beaucoup de demande de dollars et d’euros en Russie. Il est très probable qu’en 2022 et 2023, le taux de change soit de 60 à 63 roubles par dollar et le même montant par euro (il y a maintenant une parité entre ces monnaies).


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