Gaza : au bout du bout de la faim, par Barthélemy Greluchon

Notre nouveau chroniqueur réagit à la famine qui sévit à Gaza, où des dizaines de milliers d'enfants pourraient mourir de faim, du fait du blocus israélien.
Ça a débuté comme ça, on s’est dit d’abord que c’était juste une affaire d'islamistes, de terroristes qui mouraient dans le vacarme, qu’on nous disait, de cette guerre qui n’en finissait pas, une guerre pareille, toujours plus sale, plus misérable, qui se traîne de tranchée en tranchée, de bombardement en bombardement, et puis on s'habitue à la merde, vous savez, on fait semblant de rien, on se dit que c’est pas pour nous que ça n’arrivera jamais, que la machine va finir par caler, mais elle cale jamais cette sacrée machine, au contraire, elle avale tout, les gosses, les vieux, les femmes enceintes, on l'a fabriqué cette machine du désastre, on l'a laissée tourner... C'est ça l'histoire, la vraie...
On a eu des nouvelles, des chiffres qui vous tombent dessus comme de la pluie acide, les officiels qui nous disent que la famine est là, confirmée, qu'elle est en train de s’installer pour de bon, qu'elle s'est mise au travail… Ils ont compté les gosses… 132 000 gamins de six mois à cinq ans, qu'on s'attend à voir se vider dans l'année qui vient, et puis 41 000 d’entre eux, les plus faibles, qu’on va retrouver dans un fossé, un de ces matins, c’est fatal… On se dit que ça fait beaucoup de petits corps, ça fait une sacrée armada de la misère, mais on se rassure, on se dit qu'on est pas dans l'armée, nous, qu'on a rien à voir avec cette saloperie de guerre, qu'on a juste l'horreur pour nous et qu’il nous reste encore un peu d’appétit, alors on lit les journaux, les grands, les importants, ceux qui vous parlent de ces choses-là comme s’ils commentaient une pièce de théâtre…

Et puis y a la suite, parce que la misère, elle est pas bête, elle fait des enfants à son tour, elle se fait des alliés… Elle se met avec la maladie, la fièvre, la chiasse, la toux… On nous a dit que 43% des gosses, ils avaient la chiasse, et 58% la fièvre 10… C'est une sorte de grande combine, une alliance scellée entre la faim et le typhus… Le corps il est déjà vide, et puis les infections viennent le finir, elles se nourrissent du néant qui vous prend aux tripes, de ce ventre creux… On leur a tout enlevé, même la terre, les petits bouts de terre où on pouvait faire pousser un peu de salade, ils ont tout rasé, les champs, ils ont tué les bêtes, ils ont même interdit la pêche… tout pour que la famine s’installe, qu’elle fasse son petit travail tranquille… sans être dérangée… une sacrée machine.
On en a vu des choses, des gens qui se battaient pour la moindre petite saloperie, pour un sac de riz, pour une canette d’eau … ça se bat, ça pille, ça s’entretue à la petite semaine… et les camions de l’ONU, ils peuvent plus passer… C'est une histoire de l'humanité, vous savez, c'est comme la guerre de 14, un sacré fracas où les hommes se sont pris à la gorge, et la misère est sortie des tranchées comme un soldat qui aurait trop longtemps attendu pour se montrer… elle se faufile, elle s'installe, elle vous fait sa petite affaire en douce… Et elle s’en va pas…

On ne peut pas oublier ce qui a été fait… Les corps sont devenus des fantômes, des ombres qui se promènent dans le vide, qui ne savent même plus pleurer… Il parait qu’une génération entière de gosses va être marquée pour toujours, qu’ils n’auront pas grandi comme il faut, que leur esprit sera en jachère … C'est ça la vraie saloperie… C'est pas juste mourir, c'est d’avoir eu sa vie volée, d’avoir été pillé de la mémoire, de l'enfance, du ventre et du cœur… On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté… On ne savait pas tout ça, il y a encore quelques mois, quelques années… Et on le sait… On a une sacrée connaissance maintenant, la connaissance de ce qui pourrit le monde et de ce qui se nourrit de la misère… Ça pue le malheur, la peur, et la mort, mais d’une mort qui a tout le temps de faire son travail, et qui n’est pas près de s’arrêter…
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