Didier Picot: la relation aux Aînés, un marqueur de civilisation

Didier Picot: la relation aux Aînés, un marqueur de civilisation


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Didier Picot, élu basque et auteur de « Vendons les Parisiens », évoque les aînés et les différences d’organisations familiales en France. Il souligne l’originalité de certaines régions dans la répartition de l’héritage et des familles. Cet article a initialement été publié dans la Semaine du Pays Basque.

Maïder Iturrioz, 55 ans, est originaire de Souraïde au Pays Basque, sa famille y exploitait la métairie Larretcheaborda. Sa Maman, Marie, y a vécu et travaillé avec son mari pendant presque toute sa vie. La Maman de Marie, Léonie, habitait avec ses enfants et ses frères dans la métairie familiale. Quand Léonie est devenue incapable de s’assumer, c’est Marie qui, pendant 2 ans, a géré elle-même, sans aucune aide infirmière, la fin de vie de sa Maman.

Les deux oncles célibataires de Marie, Benat et Gratien, les frères de Léonie, habitaient aussi à la métairie et, quand ils ont vieilli, Marie s’est occupée d’eux. Et lorsque Marie et son époux ont cessé l’exploitation de la métairie pour aller s’installer à Arbonne, ses deux oncles ont suivi et sont restés avec eux jusqu’à la fin.

Parce que c’est comme ça qu’on faisait et qu’on fait encore au Pays Basque.

Dans la société traditionnelle basque, dont les ressorts ont été si bien exposés par Maïté Lafourcade, les Anciens restaient toute leur vie dans la maison familiale. L’organisation de la famille était indissolublement liée à l’etche, qui se traduit littéralement par « maison », mais qui recouvre en réalité la totalité du patrimoine économique familial, y compris tous les droits d’accès aux terrains communaux, les droits de pêche éventuels, etc.

Ce patrimoine économique ne pouvait pas être divisé entre les enfants parce que, morcelé, il n’en resterait plus rien : son utilité économique aurait été détruite. Dès lors, l’etche était transmise à un seul enfant, en général l’aîné, qu’il soit un fils ou une fille, selon le principe du droit d’ainesse absolue. En pratique, comme l’objectif était la sauvegarde du patrimoine économique, l’etche allait en fait à l’enfant le plus capable, ou le plus volontaire. Celui qui était choisi pour recevoir l’héritage assumait en réalité la responsabilité de toute la famille et même celle de sa pérennité économique. Entre autres obligations, le couple héritant de l’etche devait garder en son sein tous les frères et sœurs tant qu’ils n’étaient pas mariés et bien sûr les parents, le couple-ainé. Cette cohabitation entre les « vieux maîtres » et les « jeunes maîtres » répond au joli nom de co-seigneurie.

C’est ce qu’a vécu tout naturellement Marie, la Maman de Maider Iturrioz, qui a gardé sous son toit jusqu’à la fin de leurs jours sa Maman et ses oncles célibataires.

La famille complexe

La carte ci-contre, tirée de l’ouvrage d’Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, Le mystère Français, paru au Seuil en 2013, montre la proportion des anciens qui vivent avec d’autres personnes que leur conjoint (principalement avec ou chez leurs enfants). Elle illustre l’existence de deux anthropologies opposées l’hexagone, et entre ces deux pôles toute une série de zones mixtes.

La zone rouge et noire correspond à la prédominance de la famille dite « complexe ». Elle correspond à ce que nos dirigeants parisiens appellent les « territoires à forte identité » : l’Alsace, la Corse et le Sud-Ouest. Au cœur du Sud-Ouest, nous trouvons ce que nos auteurs appellent « le Sud-Ouest profond », autrement dit les territoires ruraux du Pays Basque et le Béarn.

En noir sur la carte.

Selon Le Bras et Todd, la famille complexe correspond à un habitat rural dispersé, à la préférence pour une cohabitation des générations adultes. Elle respecte la liberté  testamentaire des règles d’héritage, comme nous l’avons vu ci-dessus : le couple-ainé décide de l’attribution à un enfant du patrimoine familiale. Nos auteurs la désignent comme « hiérarchique et inégalitaire », inégalité au demeurant assortie de contraintes et de responsabilités. C’est bien ce que nous observons au Pays  Basque.

La famille nucléaire

A l’opposée, en bleu et vert, l’organisation anthropologique familiale est nommée famille nucléaire et se limite, comme son nom l’indique, au couple et à ses enfants. Elle correspond à un habitat regroupé et à une égalité d’héritage entre les enfants. Elle est, je cite Le Bras et Todd, « individualiste et égalitaire », et révèle, dans les zones bleu foncé, « une véritable phobie de la cohabitation des générations ».

Cette carte a 20 ans. Les données d’aujourd’hui montreraient sans aucun doute une réduction des zones noires et rouges et une augmentation des zones jaunes, vertes et bleues. La culture dominante impose, très naturellement et en pensant faire le bien, sa vision de l’organisation sociale à l’ensemble du territoire qu’elle contrôle politiquement. C’est l’Empire français en action.

Il le fait en introduisant quelques lois qui, en douceur, dans le temps long, modifient en profondeur le fonctionnement des sociétés dominées, en l’occurrence du Pays  Basque. La première a été instaurée à la Révolution Française : l’égalité entre les ayant-droits ou la fin de la liberté testamentaire.

Plus récemment, les nouvelles lois d’urbanisme s’opposent à l’habitat dispersé et favorisent l’habitat regroupé : fin du « mitage » du territoire. Dans ce contexte, plus de place pour nos anciens dans nos appartements, d’où la nécessité de les placer dans des institutions. La carte bleuit.

Qui contesterait aujourd’hui la transmission égalitaire entre les héritiers ? Qui conteste la nécessité de préserver notre foncier face à une forte augmentation de la population ?

Notre monde a changé. Alors : clap de fin pour l’anthropologie basque ? Les Basques n’ont-ils donc tellement plus rien à dire sur leur manière d’être et de vivre qu’ils doivent importer, sans filtre, un modèle social et anthropologique, dont on voir par ailleurs les dysfonctionnements profonds dans le reste de la France ? Parce que c’est bien de ça dont il s’agit. Le sujet est évidemment complexe et pose une vraie question politique, au sens le plus noble du terme.

J’ai beaucoup d’admiration pour l’action de nos élus en faveur de la langue basque. De vrais progrès ont été réalisés, malgré et contre une partie de la culture dominante. Il est indispensable qu’ils se saisissent désormais du sujet de la préservation de l’anthropologie basque millénaire.

« Nos dirigeants, parce qu’ils ignorent tout du mode de fonctionnement profond de leur propre pays, aggravent sa condition par des politiques économiques inadaptées. » expliquent Hervé Le Bras et Emmanuel Todd dès la première page de l’ouvrage.


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