Après Sarkozy, que risque Macron pour l'affaire Alstom dénoncée par le "suicidé" Marleix ?

La condamnation de Nicolas Sarkozy à 5 ans de prison ferme constitue une étape supplémentaire dans la normalisation du statut pénal du chef de l'Etat. Et elle ne fait guère les affaires d'Emmanuel Macron, inquiété dans l'affaire Alstom que feu Olivier Marleix avait dénoncée.

La Ve République, depuis sa fondation en 1958, a conféré au Président de la République un statut singulier, celui d'une figure institutionnelle placée au sommet de l'État et longtemps perçue comme étant au-delà de la portée de la justice ordinaire. Cette conception du "monarque républicain", protégée par une immunité constitutionnelle et une culture politique de déférence, a été profondément ébranlée au cours de la dernière décennie. Les condamnations définitives de l'ancien Président Nicolas Sarkozy dans les affaires dites "des écoutes" (ou "Bismuth") et "Bygmalion" constituent une rupture historique. Pour la première fois, un ancien chef de l'État a été jugé et condamné à une peine d'emprisonnement ferme pour des faits de corruption, de trafic d'influence et de financement illégal de campagne électorale.

Ces décisions de justice ont créé un paysage politique et judiciaire radicalement nouveau. Elles soulèvent une question fondamentale pour l'avenir de la démocratie française : la fin de l'exception présidentielle est-elle désormais actée? Et si tel est le cas, ce nouveau paradigme crée-t-il une menace judiciaire directe pour l'actuel Président, Emmanuel Macron, une fois son second et dernier mandat achevé ? Cette interrogation se cristallise autour d'un dossier particulièrement complexe et politiquement sensible : l'affaire de la vente de la branche énergie d'Alstom au conglomérat américain General Electric en 2014, une opération supervisée par Emmanuel Macron alors qu'il était Ministre de l'Économie.

Il faut aussi analyser avec rigueur et objectivité, loin des condamnations faciles qui sont devenues une mode, les risques juridiques concrets auxquels Emmanuel Macron pourrait être exposé après 2027 concernant ce dossier.

Voici un exercice complexe et délicat, qui suppose de garder la tête froide, et que je vais diviser en trois parties distinctes.

La première sera consacrée à un examen approfondi du statut pénal du chef de l'État, en clarifiant les contours de l'immunité présidentielle et la véritable signification du "précédent Sarkozy".

La deuxième partie procédera à une reconstitution factuelle et juridique de l'affaire Alstom, en détaillant la chronologie de la cession et les motifs précis qui ont conduit le Parquet National Financier (PNF) à ouvrir une enquête préliminaire.

Enfin, la troisième partie offrira une décomposition technique des qualifications pénales envisagées par les enquêteurs et des peines maximales encourues, permettant ainsi d'évaluer la nature et l'ampleur du risque judiciaire pour l'ancien Ministre de l'Économie devenu Président de la République.


Le statut pénal du chef de l'État : de l'inviolabilité à la responsabilité

Pour comprendre les enjeux judiciaires de l'après-mandat d'Emmanuel Macron, il est indispensable de maîtriser le cadre juridique spécifique qui s'applique au Président de la République. Ce cadre, défini par la Constitution, a évolué pour tenter de concilier la nécessité de protéger la fonction présidentielle et l'exigence démocratique d'égalité de tous les citoyens devant la loi. L'impact des récentes condamnations de Nicolas Sarkozy doit être analysé à l'aune de ce cadre normatif précis.

L'immunité présidentielle : un bouclier temporaire

Le statut pénal du Président de la République est principalement régi par l'article 67 de la Constitution de 1958, dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle du 23 février 2007 (on notera l'ironie de cette situation où c'est Jacques Chirac lui-même qui a introduit des dispositions qui facilitent aujourd'hui la condamnation de son successeur). Cet article instaure un régime d'inviolabilité qui protège le chef de l'État durant l'exercice de son mandat, mais qui ne doit en aucun cas être confondu avec une impunité.

L'article 67 dispose que "Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité". Cette première disposition instaure une irresponsabilité fonctionnelle, absolue et perpétuelle, pour les actes directement liés à l'exercice de la fonction présidentielle. Ces actes (dissolution de l'Assemblée nationale, nomination du Premier ministre, promulgation des lois, etc.) ne peuvent faire l'objet d'aucune poursuite, que ce soit pendant ou après le mandat. Ils ne relèvent que de la procédure de destitution prévue à l'article 68 de la Constitution, pour "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat", une procédure de nature purement politique et non judiciaire.

Cependant, la protection est différente pour les actes commis par le Président en dehors de ses fonctions. L'alinéa 2 de l'article 67 précise qu'il "ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite". Cette inviolabilité temporaire constitue un bouclier procédural. Elle empêche toute action judiciaire (civile, pénale ou administrative) contre la personne du Président tant qu'il est en fonction. L'objectif est d'éviter que l'action du chef de l'État ne soit paralysée ou entravée par des procédures judiciaires.

Toutefois, cette protection n'est que suspensive. L'alinéa 3 de l'article 67 est crucial : "Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu. Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la fin de ses fonctions". Autrement dit, le cours de la justice est simplement mis en pause. Dès que le Président quitte l'Élysée, il redevient un citoyen ordinaire et peut être poursuivi pour tous les actes détachables de sa fonction présidentielle.

Cette distinction est fondamentale dans le cas qui nous occupe. L'affaire Alstom concerne des faits qui se sont déroulés en 2014 et 2015. À cette époque, Emmanuel Macron n'était pas Président de la République, mais Ministre de l'Économie, de l'Industrie et du Numérique dans le gouvernement de Manuel Valls, sous la présidence de François Hollande. Par conséquent, les actes qui lui sont reprochés ne sont en aucun cas des "actes accomplis en qualité de Président de la République". Ils ne bénéficient donc pas de l'irresponsabilité perpétuelle. Ils relèvent de la seconde catégorie : des actes commis avant le début de son premier mandat présidentiel en 2017. L'immunité de l'article 67 a eu pour seul effet de suspendre l'enquête et la prescription le concernant pendant la durée de ses deux mandats. La procédure pourra donc reprendre son cours normal un mois après son départ de la présidence en 2027.

Le "précédent Sarkozy" : un séisme politique

L'invocation fréquente du "précédent Sarkozy" dans le débat public doit être maniée avec une grande prudence juridique. Le système de droit français, qui appartient à la famille romano-germanique (ou "droit civil"), ne reconnaît pas la doctrine du précédent obligatoire (stare decisis) qui prévaut dans les pays de common law (Royaume-Uni, États-Unis). En France, un juge n'est jamais formellement lié par la décision rendue dans une affaire antérieure, même par une juridiction supérieure. Chaque cas doit être jugé en fonction de ses propres faits et au regard de la loi.

Cependant, il serait erroné de nier toute influence aux décisions de justice antérieures. La jurisprudence, et notamment la jurisprudence constante de la Cour de cassation et du Conseil d'État, joue un rôle essentiel d'unification et d'interprétation du droit. Elle guide les juridictions inférieures et assure une certaine prévisibilité juridique.

Dans cette perspective, les condamnations de Nicolas Sarkozy ne créent aucun précédent juridique directement transposable à l'affaire Alstom. Les faits et les qualifications pénales sont radicalement différents. L'affaire "Bismuth" portait sur un pacte de corruption avec un haut magistrat en vue d'obtenir des informations sur une autre procédure, tandis que l'affaire "Bygmalion" concernait la dissimulation de dépenses excessives lors d'une campagne présidentielle. Ces deux affaires relèvent de la corruption personnelle et de la fraude électorale, des actes manifestement détachables de l'exercice légitime du pouvoir. À l'inverse, l'affaire Alstom met en cause un acte de gouvernance économique pris par Emmanuel Macron dans le cadre de ses fonctions ministérielles. La nature même des dossiers est incomparable.

Le véritable "précédent" établi par les affaires Sarkozy est d'une autre nature : il est politique, culturel et institutionnel. Ces condamnations ont provoqué un séisme en démontrant, de manière spectaculaire, que l'appareil judiciaire français avait désormais la capacité technique, la volonté institutionnelle et la légitimité démocratique pour mener à leur terme des enquêtes complexes visant un ancien chef de l'État, le juger et le condamner. Le tabou est tombé. La figure du Président, autrefois intouchable, est descendue de son piédestal pour devenir un justiciable comme les autres une fois son mandat terminé.

Cette "normalisation" de la responsabilité pénale présidentielle est l'héritage le plus durable de l'ère Sarkozy. Elle a pour effet de dédramatiser et de légitimer l'action de la justice, en particulier celle du Parquet National Financier (PNF), lorsqu'elle vise les plus hauts sommets de l'État. L'ouverture d'une enquête sur les agissements d'Emmanuel Macron en tant que ministre n'est plus perçue comme une crise de régime potentielle, mais comme le fonctionnement normal des institutions dans un État de droit où le principe d'égalité devant la loi pénale finit par prévaloir. En ce sens, le précédent Sarkozy n'offre aucun raccourci juridique pour condamner Emmanuel Macron, mais il a incontestablement aplani le terrain institutionnel et psychologique pour que son cas soit examiné par la justice sans que cela ne constitue en soi une transgression.


L'Affaire Alstom-General Electric : une enquête à haut risque

L'enquête du Parquet National Financier sur la cession de la branche énergie d'Alstom à General Electric constitue l'une des menaces judiciaires les plus sérieuses pour l'après-mandat d'Emmanuel Macron. Pour en saisir la portée, il est nécessaire de revenir sur la chronologie de cette opération industrielle majeure et de comprendre les accusations précises qui fondent les investigations des magistrats.

Chronologie de l'affaire (2014-2015)

En 2014, le groupe industriel français Alstom, fleuron national, se trouve dans une situation financière et judiciaire délicate. C'est dans ce contexte qu'émerge un projet de vente de sa branche énergie, la plus rentable et la plus stratégique, au conglomérat américain General Electric (GE). Cette branche est d'une importance capitale pour la souveraineté française, car elle produit notamment les turbines "Arabelle", qui équipent une grande partie des centrales nucléaires françaises et sont essentielles à leur maintenance et à leur développement.

Le processus de cession s'est déroulé en plusieurs étapes clés :

  1. Avril 2014 : Les négociations exclusives entre Alstom et GE sont révélées au grand public, provoquant une vive émotion politique. Le gouvernement, par la voix de son Ministre du Redressement Productif, Arnaud Montebourg, exprime son opposition à une vente sans garanties et cherche des alternatives, notamment une offre concurrente de l'allemand Siemens.
  2. Mai 2014 : Pour reprendre la main sur le dossier, le gouvernement publie en urgence le décret n° 2014-479 du 14 mai 2014, surnommé "décret Alstom". Ce texte étend le champ du contrôle des investissements étrangers en France à des secteurs jugés stratégiques, dont l'énergie et les transports. Désormais, la vente de la branche énergie d'Alstom est soumise à l'autorisation préalable du Ministre de l'Économie.
  3. Août 2014 : Emmanuel Macron est nommé Ministre de l'Économie, de l'Industrie et du Numérique. Il hérite du dossier et devient l'interlocuteur principal de GE. Il abandonne la piste Siemens et engage des négociations directes avec le groupe américain pour encadrer la cession.
  4. Novembre 2014 : Le gouvernement, par l'intermédiaire d'Emmanuel Macron, donne son feu vert à l'opération. L'accord finalisé prévoit non seulement la vente de la branche énergie pour un montant d'environ 12,35 milliards d'euros, mais aussi la création de co-entreprises dans les domaines du nucléaire, des réseaux électriques et des énergies renouvelables, ainsi qu'une prise de participation de l'État français au capital d'Alstom. GE s'engage par ailleurs à créer 1 000 emplois nets en France.
  5. Décembre 2014 : Parallèlement, Alstom conclut un accord avec le Département de la Justice américain (DoJ). Poursuivi depuis plusieurs années pour des faits de corruption dans plusieurs pays (Indonésie, Égypte, Arabie Saoudite), le groupe français plaide coupable et accepte de payer une amende record de 772 millions de dollars.
  6. Novembre 2015 : La transaction est finalisée.

Plusieurs points de controverse ont rapidement émergé. D'une part, la concomitance entre l'autorisation de la vente par l'État français et l'accord transactionnel avec la justice américaine a nourri les soupçons d'un lien entre les deux dossiers. D'autre part, les années suivantes ont vu General Electric ne pas tenir ses engagements en matière d'emploi, procédant au contraire à d'importantes vagues de licenciements en France, ce qui a ravivé les critiques sur le bien-fondé de l'opération et les garanties obtenues par le gouvernement de l'époque.

Les accusations et les motifs de l'enquête du PNF

C'est sur la base de ces controverses que le député Les Républicains Olivier Marleix, auteur d'un rapport parlementaire très critique sur le sujet, a déposé une plainte avec constitution de partie civile. Cette action a conduit à l'ouverture d'une information judiciaire par le Parquet National Financier en 2019 pour, notamment, "corruption d'agent public étranger", "corruption passive" et "trafic d'influence".

Le cœur des accusations portées par Olivier Marleix, et qui constitue la trame de l'enquête des magistrats, est l'hypothèse d'un "pacte de corruption" global. Selon cette thèse, l'autorisation de la vente par le gouvernement français n'aurait pas été une simple décision de politique industrielle, mais la contrepartie d'un arrangement plus vaste. En échange du feu vert de Bercy, les autorités américaines auraient accordé un traitement judiciaire plus clément à Alstom et à certains de ses dirigeants dans le cadre des poursuites pour corruption. Emmanuel Macron, en tant que ministre décisionnaire, se retrouverait ainsi au centre de ce soupçon de marché de dupes où la souveraineté industrielle de la France aurait été sacrifiée sur l'autel d'intérêts judiciaires et financiers privés.

L'enquête préliminaire du PNF, devenue information judiciaire, vise donc à vérifier la matérialité de ces soupçons. Les investigations s'articulent autour de plusieurs axes :

  • Recherche d'un quid pro quo : Les enquêteurs cherchent à établir l'existence d'un lien de causalité direct entre la décision d'Emmanuel Macron d'autoriser la vente et l'accord conclu par Alstom avec le DoJ. Cela implique d'analyser les communications, les agendas, les comptes rendus de réunion pour déceler toute trace d'un accord ou d'une pression illicite.
  • Analyse des conflits d'intérêts : Les magistrats examinent le rôle de tous les acteurs et intermédiaires du dossier (avocats, conseillers, dirigeants d'entreprise) pour identifier d'éventuels conflits d'intérêts. La question est de savoir si des personnes impliquées dans la décision publique avaient également un intérêt personnel, direct ou indirect, à la réalisation de la transaction dans les termes conclus.
  • Identification d'avantages indus : L'enquête vise à déterminer si des avantages de quelque nature que ce soit (financiers, professionnels, etc.) ont été promis ou octroyés à des personnes dépositaires de l'autorité publique, en France ou à l'étranger, pour faciliter l'opération.

Pour Emmanuel Macron, le risque réside dans le fait que les enquêteurs parviennent à démontrer que sa décision, en tant que ministre, n'était pas guidée par le seul intérêt général (qu'il a toujours affirmé défendre en arguant que l'opération sauvait Alstom de la faillite et consolidait son avenir), mais qu'elle a été influencée ou déterminée par des considérations illégitimes relevant du champ pénal.


Qualifications pénales et peines encourues : analyse des risques judiciaires

L'avenir judiciaire d'Emmanuel Macron dans le dossier Alstom dépendra entièrement de la capacité des magistrats instructeurs à qualifier pénalement les faits et à réunir des preuves suffisantes pour étayer ces qualifications.