Tué par sa propre inflation: la crise terminale du baccalauréat

Tué par sa propre inflation: la crise terminale du baccalauréat


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A 95% de succès en filière générale et 88% en filière technologique, le baccalauréat a vécu. La crise du COVID-19 n'explique pas tout. Le décalage croissant entre l'ambition de mesurer la personnalité des élèves en plus des connaissances et la réalité sociologiques toujours plus hétérogène de la société a conduit, tout simplement, à la dévalorisation, désormais achevée d'un diplôme qui était autrefois le sésame de l'accès à l'enseignement supérieur et la vie professionnelle. Un clou de plus est planté dans le cercueil du pacte républicain.  Et comment ne pas adhérer au constat très sévère de Roger Chudeau, inspecteur général honoraire, dans une note publiée ce jour: "La persistance et la pérennisation de la fracture sociale au sein même de l’école est le problème essentiel de notre système éducatif. De cette question fondamentale pour l’équilibre même de notre société, il n’est nullement question dans la réforme Blanquer du lycée et du baccalauréat. Avec le nouveau baccalauréat dont les sessions 2020 et 2021 sont les tristes prémices, nous aurons un bac « modernisé », certes, mais dévalorisé et sans portée"?

Ce devait être l’une des réformes-phare du quinquennat Macron, porté par un ministre symbole du ralliement d’une partie de la droite à Emmanuel Macron: le nouveau baccalauréat mis en place par Jean-Michel Blanquer.  40% de la note en contrôle continu (composée de trois « épreuves communes », sortes de contrôle sur table, pour 30%, et 10%  de prise en compte du bulletin scolaire de première et terminale); et 60% en contrôle final, avec deux disciplines de spécialité, la philosophie et un « grand oral ». 2021 devait être la première édition de ce baccalauréat largement calqué sur l’Abitur allemand. Mais le COVID est passé par là. Et du coup, les épreuves de spécialité n’ont pas eu lieu, remplacées par les notes de l’année. La philosophie a bien eu lieu. Mais, si la note est mauvaise, elle a pu être remplacée par la note du bulletin. Le bac aura donc été essentiellement obtenu, dans sa partie épreuve finale, grâce à ce qu’on y nomme pompeusement « grand oral », en fait un entretien de vingt minutes fondé sur un dossier préparé collectivement en première puis continué individuellement en terminale.   

Faut-il s’étonner dans ces conditions des scores de réussite, dignes de la proclamation des objectifs atteints d’un plan quinquennal en URSS: 95,31% d’admis pour le bac général, 88,63% pour le bac technologique et 83,51% pour le bac professionnels? 

Une imposture qui sera payée un jour, surtout par les plus vulnérables

J’entends bien qu’on nous accusera de cracher dans la soupe. La réforme du baccalauréat n’est-elle pas le produit d’une œuvre de longue haleine, envisagée une première fois durant le quinquennat de Jacques Chirac, qu’on aurait pu imaginer mettre en place lors d’un second quinquennat de Nicolas Sarkozy? Jean-Michel Blanquer n’est-il pas le symbole d’une continuité politique trop rare dans les grands secteurs de l’Etat? La réforme du baccalauréat ne s’appuie-t-elle pas sur le rapport de Pierre Mathiot (en photo ci-dessus) figure exemplaire d’expert de l’éducation au service de la réforme depuis une vingtaine d’années? 

Le problème majeur de ce type de raisonnement, c’est qu’il ne tient pas compte de la réalité de l’évolution sociologique du pays. Ajouter la mesure des compétences à l’évaluation des connaissances pouvait être une bonne idée dans un pays de classes moyennes nombreuses et homogènes avec une véritable ascension par la méritocratie républicaine. Mais dans un pays où (1) les inégalités de revenu n’ont cessé de se creuser sous l’effet du contraste croissant entre une France des métropoles et une France périphériques; et où (2) le milieu dirigeant bannit sciemment toute idée d’assimilation nationale pour les enfants d’immigrés tout en encourageant l’augmentation de l’immigration, comment peut-on sérieusement viser un « socle commun », mettre l’accent sur les « fondamentaux » et prôner une réforme « pour plus d’égalité »? 

Le résultat est en fait l’opposé de ce que dit l’apparence des chiffres. Quand tout le monde qui le passe obtient le bac général, ou presque, les établissements d’enseignement supérieur et les employeurs vont inventer d’autre manières de repérer les talents. Dans un pays où « parmi les bacheliers de 2014 qui s’étaient inscrits en licence en 2014, 44% ont obtenu un diplôme d’enseignement supérieur trois ans plus tard. Cependant, seuls deux tiers d’entre eux ont obtenu leur licence, les autres étudiants sont diplômés d’une autre formation après réorientation », comment peut-on parler encore de « réussite » grâce au bac?  Et les scores magiques du baccalauréat 2021 ne font qu’aggraver: puisqu’en 7 ans on est passé de …88% à 95% de réussite. + 1% par an ! 

On est en fait devant un phénomène qui relève littéralement de l’inflation: la multiplication des diplômes conduit à leur dévalorisation. Et ne peuvent réussir que ceux qui imaginent de monnayer autrement leur valeur: par la géographie de leur lycée d’origine, par l’éducation complémentaire quand les parents en ont les moyens, par les séjours à l’étranger etc….

L’objectif de 90% d’une classe d’âge au baccalauréat avait été formulé par la gauche dès les années 1980. Il est réalisé quatre décennies plus tard mais au prix d’un tissu social déchiré et une dévaluation complète du diplôme. Si l’on ajoute que les conditions de passage du bac ont été désastreuses en 2020 et en 2021, du fait d’une absurde politique sanitaire où l’on a sacrifié la jeunesse, qui ne courait quasiment aucun risque sans protéger les personnes âgées – l’essentiel des individus vulnérables – le taux de réussite à 95% devient celui d’une grande imposture que les plus faibles paieront encore beaucoup plus cher que les autres.  Ainsi que l’écrit Roger Chudeau dans une note publiée ce jour par le Centre d’Analyse et de Prospective de l’ISSEP: « Les exceptionnels résultats -en trompe l’œil- du baccalauréat masquent donc en fait le problème de fond du système éducatif de notre pays : conçu à l’origine non seulement pour élever le niveau d’instruction et de culture de notre peuple mais aussi comme une promesse républicaine de promotion sociale basée sur le mérite scolaire, et enfin comme le vecteur du désir de « vivre ensemble » cher à RENAN, l’école ne remplit plus correctement les missions que la nation lui a assignées. Or, la « démocratisation ségrégative » qui règne au sein du système éducatif est lourde de menaces pour la cohésion nationale« 


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