La récente chronique de Thibault de Varenne sur l'état du front a suscité, chez nombre d'entre vous, une émotion légitime et des réactions critiques. En évoquant des pertes russes dépassant le million d'hommes, il semble avoir heurté la sensibilité de certains lecteurs qui y voient, non sans raison apparente, le reflet d'une propagande occidentale triomphaliste, déconnectée de la résilience affichée par l'armée de Moscou. Je lui ai donc demandé de vous répondre en précisant sa méthode d'évaluation.

"Comment peut-on accorder du crédit à des chiffres qui semblent sortis des bureaux de la CIA?", nous écrivez-vous. "N'est-ce pas là nier la souffrance ukrainienne en gonflant celle de l'adversaire?"
Ces interpellations m'obligent, et à travers elle, elles obligent tout le Courrier, dont certains lecteurs avaient pris l'habitude (et c'est la faute d'Eric Verhaeghe, qui n'a pas été assez exigeant sur le manque d'objectivité et de références sérieuses concernant l'Ukraine avant sa reprise en main du titre) d'être bercés de mensonges sans nuances sur l'imminente victoire russe proclamée chaque jour mais qui n'est jamais arrivée, et sur la décimation des Ukrainiens dont les effets tardent visiblement à se faire sentir.
Elles nous obligent à la prudence, à l'humilité, mais surtout à la transparence sur les sources. Car derrière la froideur des statistiques se cache une réalité humaine atroce que nul ne devrait instrumentaliser. Il ne s'agit pas ici de distribuer les bons et les mauvais points, ni de prédire une victoire ou une défaite, mais de tenter, dans le brouillard de cette guerre qui entre bientôt dans sa cinquième année, de cerner la vérité des faits.
Reprenons donc le dossier, froidement, en tentant de comprendre pourquoi compter les morts est devenu l'acte le plus politique de ce conflit.

Le Courrier des Stratèges brise l'omerta sur ce que beaucoup considèrent comme l'une des plus grandes opérations de kompromat (chantage par le dossier) du siècle.
Pourquoi Jeffrey Epstein, "actif stratégique" protégé par une impunité quasi-magique, recevait-il l'élite mondiale dans des résidences truffées de caméras espionnes? Entre l'ombre de Robert Maxwell, le détournement du logiciel PROMIS et les réseaux de renseignement, nous avons réuni les faits pour vous offrir une grille de lecture sans concession.
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1. Le malentendu du "million" : de quoi parle-t-on?
La première source de discorde est sémantique. Lorsque les services de renseignement britanniques ou américains évoquent, en cette fin d'année 2025, le chiffre vertigineux de 1,1 million de pertes russes, il est impératif de préciser de quoi il s'agit. Dans le jargon militaire, le terme "pertes" (ou casualties en anglais) ne signifie pas "morts". Il est un agrégat statistique regroupant les tués, les disparus, les prisonniers, et surtout les blessés.

Or, la guerre moderne, grâce aux protections balistiques et à la médecine de l'avant, génère beaucoup plus de blessés que de morts. Le ratio historique est souvent de un tué pour trois ou quatre blessés. Dire que la Russie a subi 1,1 million de pertes ne signifie pas qu'un million de soldats sont dans des cercueils, mais qu'un million d'hommes ont été, à un moment donné, rayés des effectifs opérationnels. Beaucoup sont revenus au combat après convalescence.
Il n'en demeure pas moins que ce chiffre, même nuancé, traduit une saignée industrielle. L'année 2025 restera, selon toutes les projections (n'en déplaise, je le répète, aux lecteurs du Courrier qui entendaient chaque jour des versions plus conformes à la propagande russe) la plus meurtrière du conflit pour la Russie, avec des pics à plus de 1 000 pertes par jour lors des offensives sur le Donbass. Mais pour comprendre pourquoi ces chiffres sont contestés, il faut plonger dans la psyché des belligérants.

2. Le sang comme enjeu civilisationnel
Si la bataille des chiffres est si féroce, c'est qu'elle touche à l'identité même des nations en guerre. Pour l'Ukraine comme pour la Russie, admettre l'ampleur des sacrifices est un danger existentiel.
Du côté russe, le régime de Vladimir Poutine a réactivé le mythe de la "Grande Guerre Patriotique". Ce récit national repose sur l'idée que le soldat russe est invincible, héritier des vainqueurs de 1945, et que sa cause est sacrée face à un Occident décadent.

Reconnaître que "l'Opération Militaire Spéciale", censée être une action de police rapide contre un "État failli", s'est transformée en un carnage comparable à la Première Guerre mondiale, serait un aveu d'échec humiliant. Pire, cela briserait le contrat tacite entre le Kremlin et sa population : "Je vous garantis la stabilité et la grandeur, en échange de votre passivité politique". Si le peuple réalise que le prix de cette grandeur est la perte massive de ses fils pour des gains territoriaux marginaux, le socle du régime vacille. C'est pourquoi la censure sur les morts est totale, et pourquoi les mouvements de mères de soldats, comme "Le Chemin du Retour", sont impitoyablement réprimés et classés "agents étrangers".

Du côté ukrainien, l'enjeu est tout aussi dramatique, mais inversé. La guerre est une question de survie biologique. Face à un géant démographique, chaque soldat tombé est une hypothèque sur l'avenir de la nation. Kiev craint que la révélation brute du nombre de morts ne brise le moral de l'arrière et ne décourage les partenaires occidentaux, qui pourraient conclure à l'inutilité de leur aide. Le secret est ici une arme de défense.
3. Ce que disent les Ukrainiens (et ce qu'ils taisent)
Il est donc vrai qu'il faut écouter les chiffres officiels de Kiev avec une extrême prudence. Lorsque le président Zelensky évoquait 31 000 tués début 2024, ou plus récemment 43 000 fin 2024, ces chiffres étaient manifestement en deçà de la réalité, conçus pour rassurer.

Cependant, il serait injuste de dire que l'Ukraine cache tout. Contrairement à la Russie, la société civile ukrainienne documente chaque perte. Le projet citoyen UALosses a réussi, par un travail de fourmi sur les réseaux sociaux et les nécrologies locales, à identifier par leur nom plus de 81 000 soldats ukrainiens tués à la fin novembre 2025.

Ce chiffre est capital. Il constitue un "plancher" vérifiable. Il nous dit deux choses : premièrement, le bilan réel est effectivement lourd, dépassant sans doute les 100 000 morts si l'on inclut les disparus et les corps non récupérés. Deuxièmement, il fragilise fortement les propagandes russes qui parlent de "centaines de milliers" de morts ukrainiens ou d'une armée anéantie. L'Ukraine saigne, terriblement, mais elle tient, et ses pertes restent documentées avec une transparence dont la Russie ne fait certainement pas preuve.
4. La Vérité russe : écouter ceux qui comptent en silence ?
Venons-en au point le plus critique : pourquoi affirmons-nous que les pertes russes sont supérieures? Est-ce par aveuglement pro-occidental? Non. C'est parce que des sources russes elles-mêmes nous le disent, même si nous précisons ici les précautions qu'il faut prendre dans leur examen.
Il ne s'agit pas ici des communiqués du Ministère russe de la Défense, muet depuis septembre 2022 (ce qui fragilise, là encore, les affirmations répétées d'une hécatombe ukrainienne face à une maîtrise russe : ce mythe ne s'appuie sur aucun chiffre officiel crédible, et ceux qui le propagent seraient bien en peine d'apporter la moindre source officielle russe à l'appui de leurs affirmations téméraires). Il s'agit du travail méthodique de chercheurs russes indépendants du pouvoir (nous revenons plus bas sur leur financement), souvent en exil, comme ceux de Mediazona et Meduza. En partenariat avec la BBC, ils ont développé une méthode scientifique imparable. Ils ne se contentent pas d'estimations : ils comptent les tombes.
À ce jour, ces chercheurs ont identifié nommément plus de 156 000 soldats russes tués. Mais ils vont plus loin. En accédant aux données du Registre national des successions (les héritages), ils ont pu mesurer l'excès de mortalité masculine chez les jeunes hommes russes. Leur conclusion statistique est dérangeante : à la fin de l'été 2025, le nombre réel de morts russes se situait entre 219 000 et 250 000.
Ce ne sont pas des chiffres de la CIA, ni des chiffres estimés au doigt mouillé. Ce sont des chiffres basés sur la bureaucratie russe elle-même. Ils révèlent une surmortalité massive, concentrée dans les régions pauvres et les républiques ethniques, épargnant relativement Moscou et Saint-Pétersbourg pour éviter l'embrasement politique. Si l'on applique à ces 250 000 morts le ratio classique des blessés, on retombe, mathématiquement, sur le million de "pertes" totales évoqué plus haut.
Bien entendu, il ne s'agit pas d'une parole d'évangile. Meduza, par exemple, a bénéficié de financements d'USAID et de George Soros (et de quelques gouvernements européens) qui rappellent qu'aucun chiffre n'est exempt d'enjeu politique. Mais, face au black-out total du gouvernement russe, la méthodologie que Meduza a développée a le mérite de s'appuyer sur des éléments tangibles et d'origine officielle, mais s'ils n'empêchent pas le doute et la vérification. Ils ont le mérite de fournir un faisceau d'indices cohérents pour alimenter une suspicion légitime sur le tableau dressé par les défenseurs du régime russe.
J'ai bien compris que ce travail patient dont nous relativisons néanmoins la portée et l'impartialité est par avance disqualifié par les admirateurs de Poutine, qui préfèrent s'en remettre à des affirmations sans preuve dont l'engagement partisan est affiché. Ces propagandistes leur serinent les chiffres qu'ils ont envie d'entendre. Les mêmes voix engagées dans le soutien au régime moscovite leur annoncent aussi, depuis mars 2022, en parfaite cohérence avec la propagande russe, que l'opération militaire spéciale est une intervention "chirurgicale" rapide. Près de quatre ans plus tard, l'armée russe est pourtant toujours en guerre, l'armée ukrainienne ne s'est pas encore effondrée, et d'âpres combats se poursuivent. Mais le biais de confirmation est parfois tenace : nous ne pouvons pas grand chose contre la cécité et la surdité de ceux qui s'entêtent à croire des communiqués démentis chaque jour par la réalité la plus évidente.
5. La place du renseignement occidental
Dès lors, quel crédit accorder aux services occidentaux? Ils ne sont pas infaillibles, ils sont évidemment partie prenante à une guerre de désinformation, et ils ont leur propre agenda : montrer que l'aide à l'Ukraine est efficace. Néanmoins, leurs estimations récentes (environ 330 000 pertes russes pour la seule année 2025 selon Londres) ne semblent pas des divagations. Elles sont corroborées par l'imagerie satellite qui documente la perte de milliers de blindés russes (plus de 13 000 véhicules visuellement confirmés par le site Oryx).
Là encore, je désamorce vitement les critiques sur le site néerlandais d'analyse Osint (renseignement en sources ouvertes) Oryx, spécialisé dans les équipements militaires et les pertes en conflits. Fondé en 2013 par Stijn Mitzer et Joost Oliemans (deux analystes indépendants, anciens contributeurs à Bellingcat et l'un ayant travaillé pour Jane's Information Services), il est devenu célèbre pour ses listes de pertes visuellement confirmées lors de l'invasion russe de l'Ukraine en 2022. Ces données, basées uniquement sur photos/vidéos publiques, sont largement citées par des médias occidentaux (BBC, Reuters, The Guardian, Forbes, qui le qualifie de "source la plus fiable"), mais aussi parfois par des médias russes comme TASS pour rapporter des pertes ukrainiennes.
Assez logiquement, le gouvernement russe et les admirateurs de Poutine accusent Oryx d'être proche des services occidentaux. Mais personne n'a jusqu'ici apporté la moindre preuve d'une dépendance financière d'Oryx vis-à-vis de ces services, et le fait que l'agence Tass reprenne à son compte certaines de ces analyses me semble démentir les réactions simplistes de certains qui voient des complots occidentaux partout.
Oryx montre que l'armée russe a perdu beaucoup de matériel, souvent obsolète d'ailleurs. Mais... une armée qui perd autant de matériel, et qui est contrainte d'envoyer ses soldats à l'assaut en moto ou dans des véhicules civils faute de blindés — une tendance lourde de 2025 — subit mécaniquement des pertes humaines effroyables. Les estimations occidentales ne font que mettre des chiffres sur une réalité tactique observable : celle d'une guerre d'attrition où la Russie endosse d'importantes pertes du fait de ses carences matérielles et tactiques.
Conclusion : regarder la réalité en face
Au terme de cette analyse, une conclusion s'impose, loin des passions partisanes. La guerre en Ukraine est une tragédie démographique pour les deux nations. L'Ukraine paie le prix du sang pour son existence, avec plus de 100 000 morts probables. Mais la Russie subit des pertes qui sont, selon toute vraisemblance, supérieures.
Reconnaître cette disproportion n'est pas insulter la mémoire des soldats russes ni glorifier la guerre. C'est prendre acte de la nature industrielle et impitoyable de ce conflit. Notre rôle, en tant qu'observateurs, n'est pas de juger, mais de percer ce voile. Car c'est sur cette capacité à endurer l'inendurable que se jouera, in fine, l'issue de la guerre.










