C’est une petite musique que l’on entend dans tous les couloirs de la Défense, dans les entrepôts logistiques de la grande couronne et jusque dans les salles de pause des hôpitaux : « J’ai mal au dos ». Si vous pensiez qu'il s'agissait simplement d'une épidémie de mauvaise posture ou d'un manque de sport, vous faites fausse route. Ce mal qui ronge le corps social français a un nom, un coupable idéal que l'on drape souvent dans les vertus de la modernité et de l'efficacité : le Lean Management.

Derrière ce terme anglo-saxon, censé désigner une gestion « maigre » ou « agile » inspirée du miracle Toyota, se cache en réalité une machine à broyer taillée pour la performance à court terme, mais qui, à long terme, se paie sur la bête. Et la bête, c'est vous.
Le grand malentendu du « dégraissage »
L'idée de départ était séduisante : chasser le gaspillage. Mais dans la traduction française du Lean, souvent opérée par des cabinets de conseil plus soucieux de tableaux Excel que de réalité humaine, la « chasse au gaspillage » est devenue une chasse aux temps morts.

Or, en physiologie comme en sociologie, un temps mort n'est pas un temps vide : c'est un temps de récupération. Lorsque l'on supprime ces interstices de respiration pour densifier le travail, on sature l'individu. Les chiffres de la DARES sont impitoyables : en 2019, 44,5 % des salariés travaillaient « sous pression » et plus de 42 % cumulaient au moins trois contraintes de rythme. Ce n'est plus du travail, c'est de l'apnée.

La mécanique infernale : comment le stress brise le dos
Il faut arrêter de voir le corps et l'esprit comme deux entités distinctes. Le lien entre le stress du Lean et le mal de dos est purement biologique, et il est redoutable.
Imaginez un opérateur sur une chaîne ou une employée de bureau sous la pression d'un indicateur de performance qui vire au rouge. Son cerveau primitif perçoit une menace. Il déclenche l'alerte : les glandes surrénales inondent le corps de cortisol et d'adrénaline. C'est le vieux réflexe de « fuite ou combat ». Les muscles se tendent, prêts à l'action.

Le problème? Dans l'univers confiné du bureau ou posté de l'usine, il n'y a ni fuite, ni combat possible. Vous restez assis. Cette tension musculaire, faute d'être évacuée par l'action, se fossilise. Les trapèzes se contractent, les lombaires se verrouillent. Ajoutez à cela un manque de sommeil (le cortisol empêche de dormir) qui bloque la réparation des tissus, et vous obtenez la recette parfaite de la lombalgie chronique.
Ce n'est pas « dans la tête », c'est dans la chimie de votre corps soumis à une injonction paradoxale : être hyper-alerte mentalement, mais immobile physiquement.
Le « Néo-Taylorisme » ou l'art de robotiser l'humain
Le drame français, c'est d'avoir adopté le « Lean Outil » sans le « Lean Participatif ». On a gardé le chronomètre, mais on a jeté l'autonomie. Dans la logistique, par exemple, le Voice Picking transforme l'homme en terminal d'ordinateur, guidé par une voix synthétique qui lui ôte toute initiative. Chez PSA (devenu Stellantis) ou ailleurs, la standardisation des tâches est devenue telle qu'elle interdit ces micro-ajustements posturaux qui permettaient autrefois de s'économiser. On appelle cela le « standard work », mais c'est en réalité une camisole ergonomique.
Le résultat est une hécatombe statistique : 87 % des maladies professionnelles reconnues en France sont des Troubles Musculo-Squelettiques (TMS). Le dos représente à lui seul 22 % des accidents du travail.

Une facture salée pour la société
Si l'argument humaniste ne suffit pas à émouvoir nos décideurs, parlons leur langue : celle de l'argent. Cette épidémie de dos cassés et de nerfs à vif coûte une fortune.
- Pour les entreprises : environ 1 milliard d'euros par an en cotisations directes pour les TMS.
- Pour la Nation : si l'on intègre les coûts indirects, la perte de productivité et les soins, la facture globale des TMS avoisinerait les 23 milliards d'euros.
Nous sommes face à un système qui privatise les gains de productivité immédiats et socialise les coûts de santé à long terme.

Conclusion : redonner du jeu
Il est urgent de desserrer l'étau. Le Lean, tel qu'il est pratiqué, est devenu une pathologie organisationnelle. Pour soigner le mal de dos des Français, il ne suffira pas de distribuer des sièges ergonomiques ou de faire des formations « gestes et postures ». Il faut redonner aux salariés ce que le taylorisme numérique leur a volé : des marges de manœuvre, le droit d'improviser, et surtout, le droit de respirer.
Tant que l'organisation du travail niera la physiologie humaine, les salariés continueront, au sens propre comme au figuré, d'en avoir plein le dos.

