L'Occident est en pleine décadence et Poutine est le défenseur des valeurs traditionnelles qu'il fera triompher face au nihilisme woke ! Cette chanson bien connue s'appuie-t-elle uniquement sur une analyse raisonnée de l'histoire contemporaine ? Dans quelle mesure projette-t-elle aussi les angoisses de ceux qui la propagent ? Thibault de Varenne passe cette vision au crible de la triade sombre.

L'histoire humaine n'est pas un long fleuve tranquille. C'est un océan chaotique de causes et de conséquences, d'aléas et d'intentions, où le sens n'est souvent discernable qu'a posteriori. Pourtant, face à cette complexité vertigineuse, l'esprit humain cherche inlassablement une trame, un dessein. Nous avons un besoin viscéral de croire que l'arc de l'univers moral tend vers la justice. L'idée que l'histoire culminera par le triomphe définitif du bien sur le mal est peut-être le plus ancien et le plus puissant de nos récits collectifs.
Cette aspiration n'est pas seulement philosophique ; elle est profondément psychologique. Elle offre un réconfort face à l'incertitude et structure notre compréhension du monde. Aujourd'hui, à l'ère des réseaux sociaux et de la polarisation idéologique, de nouveaux récits émergent, réactivant ces vieux schémas manichéens. L'un des plus prégnants, souvent marginalisé ou stigmatisé dans les médias traditionnels, mais vibrant d'intensité dans les sphères numériques, est celui de la décadence occidentale combattue par des figures de résistance.

L'Occident a ses failles profondes, et les aspirations du Sud global sont légitimes. Le problème n'est pas le contenu de la croyance en soi, mais le processus par lequel cette croyance est adoptée et maintenue.
Thibault de Varenne
Ce récit propose une lecture claire : l'Occident, rongé par le matérialisme, la perte de valeurs traditionnelles et une forme d'hubris moralisateur, serait entré dans une phase de déclin inévitable. Face à lui, des figures comme Vladimir Poutine sont reconfigurées non pas comme de simples acteurs géopolitiques, mais comme des sortes de justiciers, des "preux chevaliers" catalyseurs d'un nouvel ordre mondial. Dans cette perspective, Poutine deviendrait le champion du "Sud global", le défenseur des traditions et le révélateur d'une vérité que les élites occidentales chercheraient désespérément à cacher.
Pourquoi cette idée rencontre-t-elle un tel succès ? Est-ce simplement une analyse géopolitique alternative ? Ou ce récit agit-il comme un aimant pour des structures psychologiques spécifiques, notamment celles que les psychologues regroupent sous le terme de "Triade sombre" ?

Cet article se propose d'explorer comment le besoin d'un récit historique globalisant et manichéen résonne puissamment avec les traits de narcissisme, de machiavélisme et de psychopathie. Nous verrons que, pour certaines personnalités, la vision du monde est moins le produit d'un examen critique rationnel que le reflet de besoins psychiques profonds, créant une "épistémologie estropiée" qui rend le dialogue presque impossible.

L'architecture d'un récit irrésistible
Avant de plonger dans la psychologie individuelle, il faut comprendre la structure du récit lui-même. Le scénario "Décadence contre Résistance" possède trois caractéristiques qui le rendent particulièrement attractif face à l'angoisse du chaos contemporain.
A. La simplification globalisante
Le monde moderne est d'une complexité inouïe : crises climatiques, mutations technologiques, interdépendances économiques, conflits culturels. Face à cela, le récit propose une simplification radicale. Tous les maux du monde sont attribués à une source unique et identifiable : la "décadence occidentale" et ses élites corrompues. Cette simplification offre un soulagement cognitif immédiat. Le chaos devient ordonné ; l'anxiété trouve un coupable.

B. Le déterminisme manichéen
Le récit n'est pas seulement simple, il est binaire (manichéen) et déterministe (l'issue est inévitable). Il n'y a pas de zones grises, seulement le Bien et le Mal. D'un côté, un Occident corrompu, hypocrite et faible ; de l'autre, une force de résistance incarnée, vertueuse, authentique et forte. Ce manichéisme transforme la politique complexe en une lutte morale épique. Adhérer au récit, ce n'est pas seulement avoir une opinion, c'est choisir son camp dans une bataille cosmique dont l'issue est certaine.
C. La promesse de l'Apocalypse
Le terme "apocalypse" ne signifie pas la fin du monde, mais "révélation" ou "dévoilement". Le récit est intrinsèquement tourné vers l'avenir. Il promet que la vérité cachée finira par éclater, que les corrompus seront punis et qu'un nouvel ordre juste sera établi. Cette attente d'un grand soir ou d'un grand matin crée une tension narrative puissante et un sentiment d'urgence.
Ces trois éléments – simplification, manichéisme et révélation – forment l'ossature des idéologies les plus puissantes. Mais pour que ces récits prennent vie, ils doivent trouver un terrain fertile dans l'esprit des individus.

La Triade Sombre : un prisme déformant la réalité
La "Triade sombre" est un concept en psychologie qui regroupe trois traits de personnalité socialement antagonistes, souvent corrélés :
- Le narcissisme : un sentiment de supériorité, un besoin constant d'admiration, une conviction d'être spécial et un manque d'empathie.
- Le machiavélisme : une tendance à la manipulation stratégique, un cynisme profond sur la nature humaine et une froideur émotionnelle (la fin justifie les moyens).
- La psychopathie (subclinique) : un manque de remords et d'empathie, une faible peur, une impulsivité et une tendance à la recherche de sensations fortes.
Chez certains individus, ces traits sont dominants et structurent l'ensemble de leur rapport au monde. C'est là que le récit historique devient un miroir de leur psyché. Le succès du récit opposant un Occident décadent à un sauveur providentiel s'explique en grande partie par la manière dont il valide et nourrit spécifiquement chaque facette de la Triade sombre.
Quand le récit flatte la Triade Sombre
A. Le narcissisme et le fantasme de l'initié supérieur
Pour le narcissique, le monde est une scène où il doit tenir le rôle principal ou, à défaut, un rôle crucial. Le récit de la "vérité cachée" lui offre exactement ce dont il a besoin : un sentiment de supériorité intellectuelle et morale.

