La France peut-elle s’affranchir des Etats-Unis en politique étrangère? – par Yves-Marie Adeline

La France peut-elle s’affranchir des Etats-Unis en politique étrangère? – par Yves-Marie Adeline


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Nous continuons dans la série des papiers géopolitiques contrariens rédigés par Yves-Marie Adeline. Provocateur comme à son habitude, l'historien pose la question de savoir si la France peut vraiment s'émanciper de l'alliance avec les Etats-Unis tout en assurant la sauvegarde de sa présence maritime mondiale. Ce point de vue vaut la peine d'être débattu pour ne pas nous endormir dans des dogmatismes.

Dans un contexte de tension internationale mettant aux prises, d’une part, l’Amérique et ses vassaux, et d’autre part un commencement d’alliance sino-russe, il convient de prendre du recul pour dégager les intérêts de la France du mélange entre le sentiment et la raison.

Le sentiment…

Passons vite sur les considérations sentimentales.

Oui, la culture russe, dans son patrimoine musical et littéraire, se place évidemment au-dessus de l’américaine.

Oui, Vladimir Poutine est un grand homme d’Etat.

Oui, à bien des égards, on peut admettre l’idée que la guerre en Ukraine, par-delà le conflit des intérêts économiques, oppose des valeurs européennes, fussent-elles portées par les héritiers de Constantinople plutôt que de Rome, à un Occident régressant vers la barbarie.

Rapprochons un peu ces considérations sentimentales de la géostratégie. Au temps de la haine franco-allemande, la France a pu se réjouir d’avoir noué en 1894 une alliance avec la Russie, sans laquelle elle n’aurait peut-être pas pu, en 1914, arrêter l’Allemagne sur la Marne. D’ailleurs le prix de cette alliance a été payé surtout par la Russie qui, finalement vaincue par l’ennemi commun, aura totalisé 25% des pertes alliées – tandis que les Etats-Unis n’en auront subi que 2%. Rappelons que vingt ans plus tard, en mai 40, le pacte de non-agression germano-soviétique signé à la veille de la Seconde guerre aura privé au contraire la France des bénéfices d’une alliance de revers.

En 1914, quand éclatait la crise diplomatique après l’attentat de Sarajevo du 28 juin, il tombait sous le sens que la Russie était un membre éminent la famille européenne. Le 14 juillet 1919, l’absence des Russes au défilé interallié ne s’expliquera pas parce qu’ils ont signé une paix séparée au début de 1918 – les Roumains avaient dû s’y résigner eux aussi[1] – mais parce que la terreur qu’inspirait leur nouveau régime communiste incitait le monde civilisé à les tenir à l’écart de la famille européenne.

 

…et la réalité

On aurait pu croire que la chute du régime soviétique le 31 décembre 1991 était de nature à changer la donne ; mais entre-temps, l’accession des Etats-Unis à la domination mondiale a profondément modifié le rapport des forces et la diplomatie d’une Europe, d’abord victime d’une seconde guerre mondiale, puis séparée entre deux blocs de part et d’autre du Rideau de fer. Notre Europe pacifiée, mais dont, comme le prédisait Charles De Gaulle[2], les Etats-Unis sont le « fédérateur étranger », cette Europe n’est plus celle de 1914. Elle doit d’abord compter avec la politique américaine ; elle est ensuite divisée sur la conduite à tenir face aux Russes : les Lithuanien, les Polonais, les Roumains, les Hongrois etc., hantés par le mauvais souvenir de l’empire soviétique, n’envisagent pas les choses comme les Français.

Aujourd’hui que la Russie s’est libérée du communisme, beaucoup désirent retrouver l’amitié franco-russe, prêts même à oublier les ravages passés de la politique étrangère soviétique, qui expliquent en partie le recul de l’Europe occidentale dans le monde au XXe siècle. Cependant, l’amitié ne peut décider seule des alliances. En outre, la réconciliation franco-allemande a atténué le besoin d’une alliance franco-russe que motivaient jadis la peur d’une ennemie commune et la possibilité de la prendre ensemble en tenailles. D’autant que dans l’avenir, l’Allemagne, par-delà la crise actuelle, a beaucoup à gagner à se rapprocher de cette puissance avec laquelle elle a déjà, dans le passé, exercé un condominium sur l’Europe de l’Est : à cet égard, le partage germano-russe de la Pologne en 1939, nonobstant sa férocité, ne faisait que renouer avec ceux du XVIIIe siècle ; et l’influence culturelle allemande sur les pays Baltes a longtemps cohabité avec l’influence politico-militaire des Russes. Ainsi, en admettant que l’Allemagne soit autorisée par l’Amérique à agir librement à l’Est, on peut envisager que la France doive un jour s’accommoder d’une éventuelle réconciliation germano-russe, pas plus étonnante, quand on y songe, que la réconciliation conduite par de De Gaulle et Adenauer : s’en accommoder, c’est-à-dire y perdre quelque chose, qui serait économique. Car aujourd’hui, le tandem franco-allemand fait apparaître une combinaison entre un leadership militaire français augmenté depuis le Brexit – quoique dans le cadre de l’Otan – et un leadership économique allemand. Mais dans le cas d’une réconciliation germano-russe pleine et entière, provoquant un retour de la Russie en Europe, la France perdrait son leadership militaire nucléaire, tandis que l’Allemagne conserverait son leadership économique.

 

La France ne doit pas oublier qu’elle est aussi une puissance maritime

L’Allemagne et la Russie sont des puissances essentiellement continentales, de sorte que leurs intérêts s’évaluent à cette aune – excluons l’espace et le cyberespace, pour ne pas compliquer notre propos. En revanche, sur son flanc ouest, la France n’est plus une puissance continentale, mais maritime, océanique, et de dimension mondiale puisqu’elle possède, quasiment à égalité avec les Etats-Unis, le plus vaste domaine maritime (11,5 millions de kms²)[3], conservé malgré les décolonisations – qui en France ont affecté presque exclusivement des territoires continentaux. Cette présence dicte à sa politique étrangère des conditions maritimes. Aujourd’hui, les perspectives de l’exploitation des ressources maritimes lancent un nouveau défi à la France qui sera contrainte de consacrer plus de moyens à la défense de ce capital. A vrai dire, ce défi n’a rien de nouveau : la France a toujours dû protéger de longues frontières terrestres et simultanément défendre un littoral réparti sur quatre mers : la mer du Nord, la Manche, l’Atlantique et la Méditerranée. C’est une situation unique en Europe, un avantage mais aussi un inconvénient pour la charge militaire que présente cette double contrainte ; de sorte qu’il lui est arrivé bien peu souvent d’atteindre la suprématie sur les deux domaines. Aujourd’hui, sa présence, de l’Atlantique au Pacifique en passant par l’Indien, lui permet d’appartenir au club le plus fermé du monde, que le géopoliticien Laurent Chalard surnomme « le Triumvirat »[4], constitué avec elle par la Grande-Bretagne et surtout les Etats-Unis : la combinaison entre leurs trois domaines maritimes et leur présence militaire mondiale – surtout américaine – assure à cette coalition permanente la maîtrise de tous les flux maritimes, sachant que le commerce mondial s’effectue à 85% par la mer[5]. Cette position française n’est durable que si son alliance se maintient avec les Etats-Unis.

Parmi les grandes puissances européennes, la France est la seule à n’avoir jamais été en guerre avec les Etats-Unis : bien au contraire, leur alliance a été décisive, entre 1782 où elle a libéré les Américains de la tutelle anglaise, et 1944 où elle a à son tour été libérée de l’occupation allemande. Cela ne suffit pas à lui assurer un avantage perpétuel dans ses relations avec ce pays devenu entre-temps l’Hyperpuissance, car la barrière culturelle, ses éventuelles préférences pour d’autres grands peuples, et l’avantage qu’a l’Angleterre de parler la langue du Maître, rendent constamment fragile sa proximité avec le Géant du monde. Or, il n’est pas inutile de rappeler la mesure de ce gigantisme américain, pour dissiper les fantasmes sur son prétendu déclin. Les Etats-Unis sont surendettés, mais que signifie leur surendettement quand il s’exprime en dollars ? Une monnaie non-convertible en or depuis Nixon, mais en réalité adossée au pétrole, et plus généralement à un commerce mondial libellé à 80% en dollars. Pour imposer ce règne du dollar – certes contesté depuis les sanctions occidentales antirusses qui ont provoqué une perte de confiance dans cette monnaie trop politisée – l’Amérique entretient une armée incomparable, coûtant à elle seule autant que la totalité des autres armées du monde. Sur les mers, espace indispensable au rang de la France dans le monde, citons un seul exemple : quand, à l’exception des Etats-Unis, aucun pays ne dispose d’un porte-avions à propulsion nucléaire comme le Charles De Gaulle, les Américains en ont onze, et chacun d’eux est d’une taille une fois et demie supérieure au nôtre, ce qui déploie, du moins en chiffres bruts, une force dix-huit fois supérieure. On pourrait étendre ces comparaisons à tous les domaines, sauf naturellement à la force de frappe qui fait apparaître un effet de seuil : quand chacun de nos SNLE[6] porte dans ses entrailles mille fois la capacité de destruction d’Hiroshima, la puissance s’égalise en réalité aussi bien avec les Etats-Unis qu’avec la Russie, par-delà le nombre respectif de têtes nucléaires. Mais partout ailleurs, la domination américaine se fait sentir : outre tout ce qui précède, sa maîtrise du cyberespace, par exemple, et plus généralement sa suprématie technologique.

Nous ne sommes plus au temps de la guerre Froide, quand l’équilibre stratégique entre les deux superpuissances les neutralisait suffisamment pour permettre à De Gaulle de se frayer une voie diplomatique purement française. Un pied sur terre, un pied dans l’eau, la France doit regarder à la fois vers le continent et le grand large et sa dimension maritime lui impose de rester fidèle à l’alliance américaine si elle veut conserver son rang mondial, en dépit de l’inconvénient présenté par sa vassalité. Cependant, en sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, privilège qu’elle ne partage qu’avec quatre autres puissances[7], sa vocation est d’inspirer à l’Hyperpuissance une vision non seulement apaisée, mais commune. Aujourd’hui, il n’est pas facile de faire admettre aux Etats-Unis que la Russie n’est plus une ennemie. Pour donner un exemple comparable, au moment du renversement de nos alliances sous Louis XV, on observait parmi l’élite – chez Voltaire par exemple – le même aveuglement passéiste : la Maison d’Autriche était supposée être l’ennemie perpétuelle, alors que la guerre de Sept ans et le renforcement de la Prusse avaient modifié la donne. On assiste aux Etats-Unis à un blocage comparable, mais plus préoccupant encore, car il est entretenu au sommet du pouvoir, d’une administration à l’autre. Or, la Russie n’est en rien une menace pour la suprématie américaine.

En revanche, nous voyons de nos jours apparaître de nouvelles puissances susceptibles de remettre en cause non seulement la suprématie matérielle occidentale, mais encore sa suprématie morale et politique qui lui a permis, à travers des déclarations universelles et des assemblées permanentes, d’organiser le monde à l’intérieur d’un cadre normatif qui relève de sa propre vision du monde. Ce défi devra être relevé, et sous cette perspective nouvelle, nous pourrions rappeler à l’Amérique une devise traduite de la Grèce ancienne, matrice de la civilisation européenne : « United we stand, divided we fall »[8].

[1] Ils sont revenus dans la guerre le 10 novembre, veille de l’Armistice, et n’en ont pas été punis, au contraire, ce sont avec les Serbes les plus grands bénéficiaires des annexions de l’après-guerre, passant de 138.000 à 295.000 kms².

[2] Lors d’une conférence de presse à l’Elysée le 15 mai 1962.

[3] Un domaine maritime se calcule sur la base des Zones liquides reconnues à la puissance possédant la terre émergée.

[4] Du monde bipolaire au triumvirat contesté : une vision de la géopolitique mondiale, Diploweb.com : la revue géopolitique, 6 mai 2012.

[5] C’est pourquoi la Chine déploie des efforts gigantesques, mais vains – c’est un autre sujet – pour augmenter la part terrestre de son commerce avec sa « Nouvelle route de la soie ».

[6] Sous-marin Nucléaire Lanceur d’Engins. Seuls quatre pays en possèdent qui sont indétectables : USA, Russie, France et GB.

[7] Etats-Unis, Russie, Grande-Bretagne et Chine.

[8] Unis, nous tenons ; divisés, nous tombons.


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