Les bourses mondiales ont tremblé aujourd'hui. Est-ce un accident ou les premiers soubresauts d'une grande crise du capitalisme ? Vincent Clairmont pèse aujourd'hui le pour et le contre, et nous donne son diagnostic et son pronostic sur la suite des événements.

Cette journée de mardi restera gravée comme un avertissement. Tandis que Wall Street s'enfonçait en pré-séance (le Dow Jones régressant de 0,8 % et le Nasdaq de 0,6 %) , l'Europe suivait, le CAC 40 chutant de 1,86 %. L'indice de la peur, le VIX, bondissait de 8,5 % pour franchir le seuil critique des 24. Ce n'est pas de la nervosité ordinaire ; c'est la manifestation d'une conscience aiguë du risque. La question que tout le monde pose est la suivante : assistons-nous au prélude de l'éclatement de la bulle de l'Intelligence Artificielle (IA)?
Je crois que le marché se trompe de comparaison. La bulle IA n'éclatera pas comme celle d'Internet en 2000, mais la conjugaison des flux techniques et du paradoxe des dépenses d'investissement la rend vulnérable à une correction structurelle sévère, dont j'estime la probabilité à 45% à moyen terme.

Pourquoi il ne faut pas craindre le Krach de 2000
L'analogie avec l'an 2000 est séduisante, mais elle est fallacieuse. Le scénario d'un krach majeur (destruction de plus de 50 % de la valeur, entraînant une crise de liquidité) reste, selon mon analyse, faiblement probable (autour de 10%).
La raison est simple : les acteurs principaux du cycle IA, les fameux Magnificent Seven (Mag 7), sont des géants qui dégagent des bénéfices réels. Collectivement, ils affichaient encore une croissance agrégée de leurs bénéfices de 14,9 % au troisième trimestre 2025, bien au-delà du reste du S&P 500 (6,7 %). Ces entreprises ne sont pas des coquilles spéculatives financées uniquement par le capital-risque, comme on en voyait à la fin des années 1990. Aujourd'hui, même si les valorisations sont riches, elles restent, pour certains leaders comme Microsoft, autour de 30 fois les bénéfices.
Les fondamentaux des entreprises leaders sont solides. L'IA est un changement fondamental, non un thème passager, qui impacte toutes les couches de l'infrastructure technologique et de l'économie. Le risque de faillite généralisée qui caractérisait l'ère Dot-com est largement atténué.

Le véritable piège : le paradoxe du Capex et de la dette
C'est là que réside l'acuité du problème. Le véritable risque structurel n'est pas le manque de revenus, mais le coût insoutenable des ambitions.
L'essor de l'IA repose sur un cycle de dépenses d'investissement (Capex) exponentiel. Pour rester en tête, les grandes entreprises technologiques pourraient augmenter leurs dépenses d'investissement à environ 200 milliards de dollars en 2025 , soit le triple de la moyenne observée entre 2020 et 2023. Ces sommes colossales sont dirigées vers les centres de données et l'acquisition de puces.

Or, ce déluge de Capex crée un paradoxe de la monétisation :
- Le Retour sur Investissement (ROI) est incertain et lent : malgré les milliards investis, seulement 4 % des entreprises déclarent des avantages financiers significatifs de l'IA à ce jour. L'intégration dans des processus métiers complexes, combinée aux coûts massifs en infrastructure et en expertise, crée un décalage entre l'investissement et la rentabilité.
- Le financement par la dette s'accélère : pour financer ces infrastructures, les entreprises se tournent vers les marchés obligataires. Les émissions d'obligations dépassent déjà les 200 milliards de dollars aux États-Unis. Un endettement croissant finance des projets dont la rentabilité est encore lointaine. Le risque de 2025 n'est plus une bulle d'actions pures, mais un risque hybride transféré sur le marché du crédit. Jusqu'où les marchés accepteront-ils de financer une croissance uniquement alimentée par des Capex toujours plus lourds?

Le scénario de la correction sévère (45%)
Face à ce contexte, le scénario d'une réévaluation structurelle sévère (chute de 30 à 45 % des valeurs) devient le plus crédible.
Ce scénario sera probablement déclenché par deux facteurs immédiats :
- Le test de résistance Nvidia : le géant Nvidia, dont les résultats trimestriels sont très attendus, est le « juge de paix du cycle IA ». Son ratio Cours/Bénéfices (P/E) s'élevait à 52.71 au 17 novembre 2025 , un niveau qui n'est justifiable que par une croissance accélérée. Si Nvidia, qui pèse environ 8 % du S&P 500 , venait à décevoir sur ses perspectives futures (guidance) — même avec de bons chiffres de ventes — le marché sanctionnerait violemment l'anticipation d'une décélération.

- La vulnérabilité technique : les chutes de mardi ont été amplifiées par l'expiration, ce week-end, de près de 2,7 billions de dollars de produits dérivés sur actions américaines. Cette échéance réduit le « tampon » technique (long gamma) qui amortissait la volatilité. Le marché peut désormais évoluer « plus librement » , ce qui signifie que de simples inquiétudes sur les valorisations se transforment en corrections de flux rapides et brutales.
L'accumulation de ces risques — le financement lourd par la dette, la lenteur du ROI, l'urgence de la monétisation, et la défaillance des amortisseurs techniques — pousse le risque de purge bien au-delà des 30 % initialement estimés, pour atteindre un niveau critique de 45 %.

Stratégie : l'impératif de sélectivité
Le cycle est encore « au début » , mais il est entré dans une phase de maturité où la sélection devient impérative.
Face à cette forte probabilité de correction sévère, la seule stratégie raisonnable est de construire un portefeuille capable de résister à cette inévitable réévaluation. Les investisseurs doivent exiger une plus grande rigueur financière des entreprises technologiques.

Il faut privilégier :
- Le Flux de Trésorerie Disponible (FCF) : concentrez-vous sur les entreprises qui sont capables de générer du FCF malgré l'ampleur de leurs Capex.
- L'infrastructure défensive : Des secteurs comme la cybersécurité, dont les dépenses sont des impératifs de conformité et de protection des données, moins sensibles aux coupes budgétaires spéculatives, se positionnent comme des bénéficiaires défensifs majeurs.
Ne pas confondre un essor structurel avec une valorisation éternelle. La correction est en marche.





