Je me souviens de ce dîner dans un hôtel particulier du VIIe, où j’avais été conviée par un ami banquier — disons Pierre, parce que tous les banquiers parisiens s’appellent Pierre. Autour de la table, des visages lissés par le Botox et l’autosatisfaction, des conversations qui glissaient sur l’art contemporain, les last-minute à Saint-Barth, et, bien sûr, les people qu’on avait croisés par hasard la veille. Moi, naïve Flamande que j’étais, j’avais cru qu’on parlait pour échanger des idées. Erreur.

À ma gauche, une héritière en robe Chanel (vintage, bien sûr) lâche, entre deux bouchées de homard : « Comme me le disait François-Henri l’autre jour… » Je la regarde, interrogative : « François-Henri ? Mais c'est qui ? » Sourire mi-sardonique mi-bienveillant. « François-Henri Pinault, voyons ! » Je hoche la tête, impressionnée malgré moi. « Ah, vraiment ? Il vous a dit ça, à vous ? » Elle me regarde avec un sourire totalement sardonique cette fois, comme si je venais de lui demander si elle avait déjà rencontré le Père Noël. « Mais oui, Veerle, on dînait chez les Bettencourt. » Bien sûr. Où donc aurait-elle pu le croiser, sinon ?
À ma droite, un jeune énarque — déjà chauve à 32 ans, signe distinctif de l’ambition précoce — enchaîne : « Quand j’en ai parlé à Gabriel, il m’a tout de suite dit… » Je m’étouffe avec mon vin mais me reprends plus vite, cette fois, et j'ose : « Attal ? Le Premier ministre ? » Il me toise, amusé : « Oui, enfin… Gaby. » Gaby. Comme s’ils trinquaient ensemble au PMU du coin.
Et puis vient mon tour. On me demande mon avis sur la dernière réforme des retraites. Je commence à développer une analyse économique (naïvement, je croyais que c’était le but), quand une main se lève (celle d'un bonhomme informe coiffé comme un playmobil et qui aime jouer aux dissidents pro-Poutine sur les réseaux sociaux) pour m’interrompre. « Mais Veerle, qu’est-ce qu’en pense Eric ? » — sous-entendu, Eric Verhaeghe, mon ami et punching-ball préféré (mais il m'épargne ses célèbres crises de colère quand je le combats). « Lui, au moins, il a des idées ! » Je sens le piège se refermer. Si je cite Eric, je passe pour une groupie. Si je ne le cite pas, je rate une occasion de briller. « Eric ? » je fais mine de réfléchir. « Ah, vous voulez dire mon copain de beuverie ? Il m’a dit que les retraites, c’était comme le pastis : plus tu remues, plus ça devient trouble. » Silence gêné. Raté. J’aurais dû sortir un « Comme me le confiait Bruno Le Maire en confidence… » — même si la dernière fois que j’ai croisé un ministre français, c’était pour lui demander l’heure à la gare Montparnasse.
Retrouvez ses analyses piquantes dans son Guide de survie dans les beaux quartiers parisiens, qui sera envoyé gratuitement par mail chaque mercredi, pour tout abonnement annuel souscrit ce jour-là.
C’est là que j’ai compris : à Paris, une conversation, c’est comme une partie de poker. Les noms célèbres sont les jetons. Plus vous en balancez sur la table, plus vous gagnez en crédibilité. Peu importe si vous les avez vraiment fréquentés. L’important, c’est de faire croire que vous avez accès à un monde invisible aux mortels ordinaires.
Le name-dropping, voyez-vous, c’est l’art de transformer une anecdote douteuse en preuve sociale. « J’ai croisé [X] à une soirée » signifie rarement qu’on a échangé autre chose que des banalités près du buffet. Mais peu importe. Le simple fait de prononcer un nom connu vous octroie un statut. C’est comme si, en citant Macron, Pinault ou Diane von Fürstenberg, vous absorbiez par osmose leur pouvoir, leur glamour, leur legitimacy.

Le pire ? Ça marche. J’ai testé. Une fois, dans un cocktail, j’ai glissé : « Comme me le disait [nom d’un PDG du CAC 40 que je n’avais jamais approché à moins de 50 mètres]… » Résultat : trois personnes m’ont demandé mon numéro, et une m’a invité à son « petit comité » (spoiler : c’était 200 personnes dans un loft à Belleville).
Alors, chers Parisiens, continuez à aligner vos noms comme des perles. Moi, je m’amuse à vous regarder faire. Et si un jour vous me demandez ce qu’en pense mon ami Lagarde, je vous répondrai : « Elle m’a dit que vous étiez charmants… mais un peu trop crédules. » (Elle ne m’a rien dit du tout. Mais vous, vous ne le saurez jamais.)
