Beaucoup (y compris dans les colonnes du Courrier, parfois) ont nourri le mythe d'une dédollarisation grâce à la monnaie commune des BRICS (tout en dénonçant la monnaie commune européenne, nous ne sommes plus à une contradiction près). Nous expliquons ici pourquoi cette monnaire commune n'avance pas...
Le projet de création d'une monnaie commune par les BRICS est la plus grande offensive géopolitique menée contre l'hégémonie du dollar depuis 1945. Portée par une rhétorique de souveraineté et de multipolarité, cette ambition vise à remodeler l'architecture financière mondiale au profit du « Sud Global ». Pourtant, derrière les déclarations martiales et les effets d'annonce, la réalité est celle d'un projet qui n'est pas seulement en panne, mais qui est doublement condamné : par les faits, qui le rendent impraticable, et par les principes, qui le révèlent comme une illusion étatiste.
L'analyse de ce projet ne peut se contenter d'un prisme économique ou géopolitique. Il faut y ajouter une grille de lecture libertarienne pour en saisir la faille fondamentale. Le projet de monnaie des BRICS n'est pas seulement un échec technique ; c'est une impossibilité philosophique. Il échoue car il est une tentative de « construire » par la volonté politique un ordre — la monnaie — qui ne peut émerger que de la liberté des individus.
L'échec par les faits : le mur des réalités
L'ambition initiale, martelée par Vladimir Poutine, était de créer une « nouvelle monnaie de réserve mondiale » pour détrôner le dollar. Des prototypes de billets ont même circulé, alimentant le mythe d'une révolution imminente. Mais le sommet de Rio en 2025 a sonné le glas de cette illusion. Les dirigeants ont officiellement acté qu'aucune monnaie unifiée ne verrait le jour à court ou moyen terme, repoussant l'échéance à plus d'une décennie. Ce rétropédalage spectaculaire est un aveu d'échec.

Face à l'impossibilité de créer une monnaie, les BRICS se sont rabattus sur une stratégie de dé-dollarisation plus pragmatique : la promotion des échanges en devises locales. Près de 90 % du commerce intra-BRICS serait désormais réglé dans les monnaies nationales des membres, un chiffre en forte hausse. Ce succès apparent masque une réalité plus complexe : cette dynamique ne mène pas à une alternative unifiée, mais à une fragmentation du système monétaire en blocs régionaux, largement dominés par le yuan chinois. Loin de créer un contrepoids, les BRICS accélèrent la sinisation d'une partie de l'économie mondiale.
Le second volet de cette stratégie est la création d'une infrastructure de paiement alternative à SWIFT, nommée BRICS Pay ou BRICS Bridge. L'objectif est de se prémunir des sanctions occidentales. Mais là encore, le projet patine. Annoncée depuis 2018, la plateforme n'est toujours pas opérationnelle et ne le sera pas avant 2026 au plus tôt. Elle se heurte à la rivalité sino-indienne, New Delhi craignant que le système ne devienne un cheval de Troie pour l'hégémonie technologique de Pékin.
Enfin, le projet se fracasse sur le mur des réalités économiques et politiques.
- L'hétérogénéité économique : Une union monétaire est impossible entre des pays aux structures si dissemblables. Comment fixer un taux d'intérêt unique pour un bloc où l'inflation va de quasi zéro (EAU) à des niveaux galopants (Égypte, Iran, Éthiopie) ? C'est un non-sens économique. La Chine est un géant manufacturier exportateur, le Brésil un exportateur de matières premières, l'Inde une économie de services tournée vers sa demande intérieure. Appliquer une politique monétaire unique serait désastreux.
- La rivalité politique : Une monnaie commune exige un transfert de souveraineté colossal qu'aucun membre n'est prêt à accepter, surtout pas l'Inde et la Chine. Leur rivalité stratégique et leurs différends frontaliers non résolus suffisent à eux seuls à torpiller le projet. L'Inde ne se soumettra jamais à une monnaie de fait dominée par son principal adversaire géopolitique.
- La contradiction structurelle : La plupart des économies des BRICS (Chine en tête) sont des puissances exportatrices dont le modèle de croissance dépend de leurs excédents commerciaux. Or, ces excédents ne sont possibles que parce que les États-Unis acceptent d'enregistrer des déficits massifs et d'absorber cette production. Pour cela, les BRICS doivent accumuler les dollars issus de leurs ventes. Vouloir détruire le dollar revient donc à saboter le système qui assure leur propre prospérité. C'est une contradiction insoluble.
L'échec par les principes : la critique libertarienne
Au-delà des obstacles pratiques, le projet est vicié à la racine d'un point de vue philosophique. Pour un libertarien, son échec est une certitude logique, car il viole les principes fondamentaux d'un ordre monétaire sain.
1. L'Ordre Spontané contre la Présomption Fatale
Friedrich Hayek a démontré que les institutions sociales les plus complexes et les plus efficaces, comme le langage ou le marché, sont des « ordres spontanés » (kosmos). Elles sont le résultat de l'action humaine "désordonnée" qui finit par construire un ordre, mais spontané, et non d'un dessein humain préconçu. Personne n'a "inventé" le français ; il a émergé et évolué organiquement. Il en va de même pour la monnaie, qui est née spontanément de la nécessité pour les individus de trouver un bien liquide pour faciliter les échanges.

Le projet des BRICS est l'antithèse de ce processus. C'est une tentative de « construire » une monnaie par le haut, par simple décret politique. C'est l'incarnation de ce que Hayek nommait la « présomption fatale » : la croyance arrogante qu'une poignée de planificateurs peut concevoir un ordre social complexe. C'est une erreur vouée à l'échec, car aucune autorité centrale ne peut agréger la connaissance infiniment dispersée dans l'esprit de millions d'acteurs économiques, connaissance qui est pourtant essentielle à l'émergence d'une monnaie digne de confiance. La monnaie des BRICS serait un espéranto monétaire : une construction artificielle, sans âme et sans vie, incapable de rivaliser avec un ordre né de la liberté.
2. Le Léviathan monétaire supranational
Pour fonctionner, cette monnaie nécessiterait une banque centrale supranationale. Pour un libertarien comme Murray Rothbard, une banque centrale est un cartel légalisé par l'État, dont la fonction est de permettre la création de monnaie par le crédit, institutionnalisant l'inflation comme un impôt caché et non consenti.
Une banque centrale des BRICS serait un Léviathan monétaire, un cartel de cartels. Son objectif ne serait pas la stabilité de la monnaie, mais le service des intérêts politiques de ses États membres : financer leurs déficits, manipuler les cycles économiques et, in fine, spolier les épargnants. De plus, cette monnaie fiduciaire serait privée du socle minimal de confiance qui soutient encore le dollar ou l'euro : celui d'un État-nation stable et d'institutions établies. Elle serait une monnaie fiat émise par une coalition d'intérêts divergents et de régimes antagonistes (démocraties, autocraties, théocraties). Sa confiance intrinsèque serait nulle.
3. Le paradoxe de la souveraineté
Le projet est fondé sur une contradiction rhétorique et politique insurmontable. Les BRICS prétendent vouloir reconquérir leur « souveraineté monétaire » face aux États-Unis.Or, la seule façon de créer une monnaie commune est de faire l'exact inverse : renoncer à sa souveraineté monétaire nationale au profit d'une nouvelle entité supranationale. Pour se libérer d'une hégémonie, ils devraient accepter une nouvelle servitude.
L'expérience de la zone euro, entre pays bien plus homogènes, a montré les tensions extrêmes que cela engendre. Appliquer ce modèle à un groupe aussi disparate que les BRICS est une folie. Ce paradoxe révèle la véritable nature du projet : il ne s'agit pas d'une quête de liberté, mais d'une lutte de pouvoir entre États. Le but n'est pas d'abolir le monopole de la création monétaire, mais de le transférer d'un souverain (les États-Unis) à un autre (un directoire dominé par la Chine). Pour l'individu, le maître change, mais les chaînes restent.
La fausse alternative et la vraie solution
Le débat public nous enferme dans un faux choix : le maintien de l'hégémonie du dollar ou l'avènement d'une monnaie des BRICS. Pour un défenseur de la liberté, c'est choisir entre deux formes de monopole étatique. Remplacer un système de monnaie fiduciaire politiquement manipulée par un autre ne résout rien.

La véritable alternative, la seule voie vers un ordre monétaire sain, réside dans la séparation de la monnaie et de l'État. Comme le préconisait Hayek, la solution est d'abolir le monopole légal de la monnaie et de permettre la libre concurrence entre différents étalons monétaires, qu'ils soient privés, adossés à des matières premières comme l'or, ou basés sur des technologies décentralisées.Seul le marché, par un processus de sélection naturelle, peut faire émerger la monnaie la plus saine et la plus fiable.
Le projet des BRICS est donc une impasse. C'est une utopie étatiste qui, en voulant combattre un monopole par un autre, perpétue le mal à sa racine. Son échec n'est pas une simple déconvenue géopolitique ; c'est la confirmation éclatante qu'un ordre monétaire juste et stable ne peut être décrété par les puissants, mais ne peut naître que de la liberté de tous.
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