Où en sommes-nous de la dédollarisation de l'économie mondiale ? par Thibaud de Varenne

Où en sommes-nous de la dédollarisation de l'économie mondiale ? par Thibaud de Varenne


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Depuis plusieurs mois maintenant (y compris du fait du Courrier), beaucoup parlent de la dédollarisation. Mais où en sommes-nous, au juste, de ce phénomène technique rébarbatif qui pourrait néanmoins changer la face du monde ?

L'annonce récente d'une alliance entre neuf grandes banques européennes pour développer un stablecoin adossé à l'euro, bien que technologique en apparence, est le symptôme d'une préoccupation stratégique plus profonde qui agite les chancelleries et les conseils d'administration : la domination écrasante du dollar américain dans l'économie mondiale. Cette initiative s'inscrit dans un mouvement plus large et plus diffus connu sous le nom de "dédollarisation". Ce concept ne désigne pas une tentative de remplacer subitement le dollar, mais un processus multidimensionnel par lequel les États et les acteurs privés cherchent à réduire leur dépendance à la monnaie américaine en tant que principale devise de réserve, moyen d'échange pour le commerce international et unité de compte. Il s'agit fondamentalement de construire des systèmes financiers et technologiques alternatifs pour contourner les infrastructures sous contrôle occidental, tel que le réseau de messagerie financière SWIFT. 

Longtemps confinée aux discours académiques ou aux ambitions de quelques États révisionnistes, la dédollarisation est aujourd'hui une tendance de fond, structurelle et à long terme. Sa progression, bien que lente et inégale, est accélérée par deux catalyseurs majeurs : la "militarisation" de la finance américaine, illustrée par le recours massif aux sanctions, et la montée en puissance de blocs géopolitiques, notamment les BRICS+, qui cherchent activement à remodeler l'ordre mondial. Cependant, cette dynamique se heurte à des obstacles colossaux, notamment la profondeur inégalée des marchés de capitaux américains et l'absence d'une alternative crédible et à grande échelle. Le dollar américain conservera sa prééminence à moyen terme, mais son hégémonie incontestée s'érode au profit d'un ordre monétaire plus fragmenté et multipolaire.

L'hégémonie du dollar en chiffres

Pour évaluer objectivement la progression de la dédollarisation, il est impératif d'établir une base factuelle rigoureuse sur la position actuelle du dollar. L'analyse des données quantitatives révèle une domination toujours écrasante, mais dont les fondations commencent à montrer des signes d'érosion.

Le dollar dans les réserves de change mondiales : une érosion lente mais constante

Le baromètre le plus scruté de la confiance dans une monnaie est sa part dans les réserves de change officielles des banques centrales. Selon les données du FMI (COFER), la part du dollar dans les réserves mondiales allouées a connu un déclin progressif, passant d'un pic de 72 % en 2001 à environ 57,7 % au premier trimestre 2025. Fait notable, cette baisse ne s'est pas faite au profit d'un unique concurrent. La part de l'euro, deuxième monnaie de réserve, stagne autour de 20 %, tandis que celle du renminbi chinois reste modeste, diminuant même légèrement à 2,12 % au T1 2025. 

Le glissement hors du dollar s'est en réalité opéré au profit d'un panier diversifié de devises "secondaires", telles que le dollar australien, le dollar canadien, le won coréen et la couronne suédoise. Ces monnaies de pays stables et de taille moyenne représentent désormais les trois quarts de la diversification observée hors du dollar.Cette stratégie de "diversification silencieuse" suggère que les gestionnaires de réserves ne cherchent pas à remplacer un hégémon par un autre, mais plutôt à réduire les risques en évoluant d'un système unipolaire vers un ordre monétaire plus multipolaire et fragmenté.  

Tableau 1 : Répartition des Réserves de Change Mondiales Allouées par Devise (en %)

Devise201520202024 (T4)2025 (T1)
Dollar US65,759,057,8057,74
Euro19,221,319,8320,06
Yen Japonais4,16,0N/AN/A
Livre Sterling4,94,7N/AN/A
Renminbi Chinois-2,32,182,12
Autres devises6,16,720,1920,10

Source : FMI, COFER. Les données pour le Yen et la Livre Sterling ne sont pas toujours isolées dans les rapports les plus récents.  

La domination dans les transactions internationales : le réseau SWIFT et le financement du commerce

La prééminence du dollar est encore plus marquée dans les flux transactionnels quotidiens. En juillet 2025, le dollar américain représentait 47,94 % des paiements mondiaux en valeur via le réseau SWIFT, loin devant l'euro (23,11 %) et le yuan (2,88 %).Cette part grimpe à 59,59 % si l'on exclut les paiements internes à la zone euro.De plus, le dollar reste la monnaie de facto pour le financement du commerce international, utilisé dans plus de 80 % des transactions. 

Cette situation révèle une déconnexion frappante : alors que la part des États-Unis dans le commerce mondial a diminué, la part du dollar dans la facturation et le règlement de ce commerce reste disproportionnellement élevée. Par exemple, en 2024, le dollar était la monnaie de facturation pour 51,1 % des importations de l'Union Européenne provenant de pays tiers, contre seulement 39,7 % pour l'euro. Le dollar n'est donc pas seulement la monnaie de l'Amérique ; il constitue l'infrastructure par défaut du commerce mondial, créant une inertie considérable qui freine la dédollarisation.  

Le pilier de la dette internationale : l'actif de référence mondial

La force ultime du dollar réside dans la profondeur, la liquidité et la sécurité perçue de ses marchés de capitaux, en particulier le marché des bons du Trésor américain. Au deuxième trimestre 2025, le montant total des titres de créance internationaux s'élevait à près de 32 600 milliards de dollars, une part substantielle étant libellée en monnaie américaine. Le marché des bons du Trésor, avec 9 000 milliards de dollars détenus par des investisseurs étrangers au premier trimestre 2025, est l'actif sûr ("safe asset") par excellence du système financier mondial. Bien que la part des détenteurs étrangers ait diminué par rapport à son pic de 50 % en 2014, elle demeure un pilier fondamental. Cependant, la polarisation politique croissante aux États-Unis et la dégradation de la note de crédit par Moody's ont commencé à écorner cette perception de sécurité absolue, soulevant des questions sur la pérennité de ce pilier. 

Les moteurs de la dédollarisation

Plusieurs facteurs interdépendants — géopolitiques, économiques et technologiques — convergent pour alimenter la dynamique de dédollarisation.

La "militarisation" du dollar

L'électrochoc est venu des sanctions sans précédent imposées à la Russie suite à l'invasion de l'Ukraine en 2022. Le gel de près de 300 milliards de dollars de réserves de la banque centrale russe et la déconnexion de banques majeures du système SWIFT ont démontré la capacité des États-Unis à utiliser le système financier comme une arme de coercition. Cet événement a servi d'avertissement pour de nombreux pays, y compris des partenaires des États-Unis, sur les risques liés à une dépendance excessive au dollar. La dédollarisation est ainsi passée d'un sujet économique à un impératif de sécurité nationale et de souveraineté stratégique.Cette situation crée une "asymétrie de la motivation" : pour les États-Unis, le statut du dollar est un "privilège exorbitant"; pour des pays comme la Chine ou la Russie, s'en affranchir est une question de survie stratégique, justifiant des coûts et des inefficacités à court terme pour construire des systèmes alternatifs.  

L'axe des BRICS+ : construction d'une architecture financière alternative

Le bloc des BRICS, élargi à de nouveaux membres, est devenu le principal vecteur politique de la dédollarisation. Le sommet de Rio en juillet 2025 a confirmé une approche pragmatique et graduelle : plutôt que de lancer une monnaie commune hypothétique, l'accent est mis sur le renforcement du commerce en monnaies locales. Cette stratégie porte ses fruits : en 2024, 90 % du commerce de la Russie avec les autres membres des BRICS se faisait déjà en roubles ou en monnaies partenaires. Des accords bilatéraux, comme celui entre la Chine et le Brésil permettant des transactions directes en yuan et en réal, servent de laboratoires. 

La manifestation la plus tangible de cette diversification est la ruée vers l'or. Les banques centrales, notamment celles des pays émergents, ont acheté plus de 1 000 tonnes d'or par an pendant trois années consécutives (2022-2024), un niveau record. Cette tendance s'est poursuivie avec des achats nets de 166 tonnes au deuxième trimestre 2025. Ces acquisitions massives représentent une diversification délibérée hors des actifs financiers libellés en dollars.  

L'innovation technologique comme disrupteur

La technologie offre de nouveaux outils pour contourner l'architecture financière existante. La Chine est à l'avant-garde avec son système de paiement interbancaire transfrontalier (CIPS). Bien qu'il ne soit pas encore un concurrent direct de SWIFT, son volume a plus que triplé depuis 2020 pour atteindre 24 450 milliards de dollars en 2024. CIPS pose les bases d'une infrastructure parallèle pour les transactions en yuan. En parallèle, les initiatives européennes comme le projet de stablecoin et l'euro numérique visent à garantir que l'Europe ne soit pas marginalisée dans la future économie des actifs numériques, un domaine où les stablecoins adossés au dollar sont pour l'instant dominants. La bataille pour la suprématie monétaire se jouera donc aussi sur le contrôle des "rails" technologiques de la finance de demain.  

La stratégie Trump : un accélérateur paradoxal

L'éventualité d'un second mandat de Donald Trump introduit une variable complexe et paradoxale dans l'équation de la dédollarisation. Sa politique pourrait, contre toute attente, en devenir l'un des principaux accélérateurs.

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