Le diagnostic dressé en février 2023 par Martin Wolf, célèbre éditorialiste au Financial Times,dans The Crisis of Democratic Capitalism, est d’une lucidité brutale, mais il se trompe de coupable : oui, le mariage entre capitalisme et démocratie bat de l'aile ; oui, les classes moyennes se sentent trahies par la mondialisation ; mais non, le capitalisme n’est pas intrinsèquement responsable de cette dérive vers l’autoritarisme.
Ce qui tue la démocratie libérale aujourd'hui, ce n'est pas l'excès de marché, c'est l'asphyxie du marché par l'État. D’ailleurs, si Macron était ce « président ultralibéral » que certaines osent encore décrire, comment expliquer notre médaille d’or mondiale des prélèvements obligatoires (bon an mal an : 47% du PIB) et nos 57% de dépenses publiques ?
D’un diagnostic aisément partagé à d’étonnantes solutions… « régulatrices » !
Pour Wolf, le diagnostic est préoccupant et nous ne pouvons que le rejoindre à ce stade : le capitalisme contemporain, tel qu’il s’est mondialisé et financiarisé, notamment dans les années 80 et 90, ne garantit plus le maintien des conditions politiques et sociales nécessaires à la démocratie libérale.Il tendau contraire, tel qu’il a évolué, à engendrer des concentrations de pouvoir économique, des inégalitéscroissantes et une défiance envers les institutions représentatives.
Mais, et c’est là que nous divergeons d’avec son analyse, pour survivre – voire prospérer, le capitalisme n’aurait plus queles régimes autoritaires ou hybrides ! Rien que ça ! Et d’évoquer, notamment, à titre d’exemple, la Chine contemporaine, souvent citée dans la littérature comme illustration de ce type de dynamique.
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Le mythe du « capitalisme sauvage »
Ce qu’il se passe en réalité, c’est que Wolf méconnaît les graves dysfonctionnements des démocraties libérales quipeinent à réguler les excès de l’économie de marché, laquelle se mue dès lors en un dangereux «capitalisme monopoliste d’Etat », ou « capitalisme de connivence » (ou encore « capitalisme de rente ») : le rapprochement asymétrique des gros acteurs du privé avec le Léviathan étatique alimente dès lors la perte de confiance des citoyens envers le modèle démocratique (celui du libéralisme politique fondé sur la souveraineté individuelle), en particulier parmi les classes moyennes (les Somewhere de David Goodhart) qui se sentent les plus fragilisées par la mondialisation.
Ce que nous vivons n'est donc plus un capitalisme de libre marché, encore moins un capitalisme de propriétaires : c’est un crony capitalism,où la réussite économique dépend moins de l'innovation ou de l'efficacité d’une firme que des relations privilégiées entre des chefs d'entreprise et le pouvoir politique.Aux États-Unis comme en Europe, nous ne sommes en effet plus dans un système de perte et profit (PnL), mais dans une économie de privilèges accordés par la caste politique. Quand les banques sont trop grosses pour faire faillite (le fameux too big to failappliqué pendant la crise des subprimes, sauf à Lehman Brothers et Northern Rock), quand les réglementations complexes servent de barrières à l'entrée pour protéger les monopoles en place, ce n'est jamais le capitalisme qui échoue :c'est l'État qui corrompt le marché et c'est une trahison pure et simple du free market au profit d'une « mafia » d'élites.

Les mécanismes de la corruption légale
Dans ce système, l'État cesse d'être un arbitre neutre pour devenir un complice : les bénéfices ne sont pas gagnés, ils sont extraits via :
· La capture réglementaire
Les grandes entreprises dictent elles-mêmes les lois qui les régissent, créant des barrières administratives si complexes que les petits concurrents ne peuvent jamais entrer sur le marché. Une armée estimée à près de 50 000 lobbyistes (si l'on inclut les consultants, avocats d'affaires et experts travaillant indirectement sur les dossiers européens) gravite ainsi entre Bruxelles (siège de la Commission européennes) et Strasbourg (siège du Parlement européen).
· Le pantouflage (revolving doors)
Un va-et-vient permanent entre les ministères et les conseils d'administration garantit que certaines décisions publiques servent bien les intérêts privés.
· Les subventions et contrats entre amis (la « République des coquins »)
On ne compte plus les cas d'attribution de marchés publics sans réel appel d'offres (qui a bien lieu mais qui est truqué) ou les transactions opaques qui ont par exemple fait parler feu Olivier Marleix de « pacte de corruption », notamment dans la sulfureuse affaire Alstom.
Le capitalisme de connivence annihiledonc tout dynamisme : en effet, pourquoi prendre le risque d'innover quand il est plus rentable d'« investir dans un lobbyiste » ou de financer une campagne électorale ?

Le mirage du modèle autoritaire
On le sait : l'exemple de la Chine ou de Singapour fascine les technocrates. Wolf semble y discerner la preuve, foireuse, que le capitalisme peut survivre sans la démocratie : un système économique dirigé par un parti unique ne saurait être capitaliste ; pire : il s’apparente alors à du féodalisme moderne où la propriété n'est qu'une concession précaire du pouvoir politique, comme le rappelle l’affaire Jack Ma, le dirigeant d’Alibaba qui avait disparu fin 2020 sur fond de reprise en main de la tech chinoise par Pékin !