Hyperconnexion, culte de la performance, pression managériale : la première enquête de l'Apec sur la santé mentale des cadres révèle une réalité complexe. Les managers, les femmes et les jeunes sont en première ligne d'une crise silencieuse, le burn-out. Hyperconnexion, injonction au dépassement de soi et charge mentale exponentielle constituent un cocktail toxique qui fragilise en priorité les managers.

Le monde du travail des cadres, souvent perçu comme un bastion de réussite et de maîtrise, cache une réalité de plus en plus sombre. Pour la première fois, l’Association pour l’emploi des cadres (Apec) parle d'un angle mort du monde professionnel : la santé psychologique des cadres, et publie son tout premier rapport sur la santé mentale des cadres. Ce rapport, publié en mai 2025 et s'appuyant sur un échantillon de 2000 cadres du privé dépeint une population vacillant sous la pression du « toujours plus ».
La pression des objectifs
Le rapport de l'Apec établit une corrélation forte entre le statut de cadre et la pression au travail : 41 % des cadres déclarent travailler « toujours » ou « souvent » sous pression, contre 24 % des non-cadres. Cette pression n'est pas seulement quantitative (charge de travail élevée, horaires élargis), elle est aussi qualitative, alimentée par des « injonctions au dépassement de soi » et des objectifs toujours plus exigeants.
L'étude met en lumière une grille de lecture simple mais efficace de la dégradation de la santé mentale : stress intense, épuisement professionnel, déprime ou dépression, irritabilité ou anxiété persistante. Le malaise est d'autant plus criant que les managers, contraints de jongler entre tâches opérationnelles et gestion d'équipe, sont en première ligne.
Près de la moitié d'entre eux (47 %) estiment que le management de la santé mentale de leur équipe impacte négativement leur propre bien-être, créant une spirale d'épuisement. La vulnérabilité des managers, qui manquent de temps pour eux-mêmes, est le reflet d'une structure organisationnelle qui ne prévoit pas de "sas de décompression".
Les femmes et les jeunes cadres sont les plus exposés
L'analyse de l'Apec révèle des disparités qui soulignent des vulnérabilités spécifiques. Les femmes (34 % touchées contre 30 % des hommes) et les moins de 35 ans (35 % avec un signe de santé mentale dégradée) sont les plus exposés.
L'exposition des jeunes cadres (35 % contre 23 % pour les 44 ans et plus) pose la question de leur socialisation professionnelle : sont-ils plus enclins à accepter une porosité vie pro/vie perso, ou sont-ils soumis à une pression d’intégration et de performance plus féroce ? Cette génération, entrée sur le marché du travail dans un contexte de crise et d'hyper-compétitivité, semble intérioriser davantage la pression. Elle est aussi plus exposée à la précarité et à la remise en cause permanente, dans une quête épuisante de légitimité.
Concernant les femmes, cette surreprésentation interroge la double charge (professionnelle et potentiellement domestique) et les attentes sociétales qui pèsent sur elles dans des rôles de management. Ces chiffres ne sont pas anecdotiques ; ils pointent vers des facteurs structurels de l'entreprise qui nécessitent des réponses ciblées.

Le dépassement de soi : une valeur toxique érigée en culte
Le point le plus troublant de l’étude est sans doute la révélation que le dépassement de soi est une « valeur fondamentale » pour 83 % des cadres. Ce culte de la performance, loin d'être une contrainte subie, est un marqueur identitaire activement revendiqué. Le rapport prévient à juste titre :
« La frontière entre dépassement de soi et épuisement est particulièrement mince. »
- La performance comme identité : Le danger réside dans cette fusion entre l'estime de soi et la performance au travail. Lorsque l'identité professionnelle devient l'alpha et l'oméga de l'identité personnelle, le moindre ralentissement ou échec est vécu comme une remise en cause existentielle.
- La porosité des frontières, amplificateur de risque : Le rapport est sans équivoque : 76% des cadres travaillent au moins occasionnellement sur leur temps libre. Le télétravail et les outils numériques, censés apporter de la flexibilité, ont achevé de brouiller la frontière entre vie pro et vie perso. Cette hyperconnexion permanente empêche toute véritable récupération et entretient un état de stress latent.
Le rapport de l’Apec dépeint un tableau sombre : la santé mentale des cadres n’est plus un sujet secondaire, mais une urgence sociale. La France, longtemps fière de ses managers dévoués, découvre aujourd’hui l’envers du décor : burn-out, anxiété chronique, perte de sens.
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