L’époque bruisse désormais de la possibilité d’une bulle autour de l’intelligence artificielle. Les performances spectaculaires des modèles, la course aux GPU, les valorisations stratosphériques de certains acteurs technologiques et les interrogations naissantes autour des comptes de Nvidia remettent sur la table un vieux réflexe : celui d’annoncer un nouveau krach à la manière de celui de 2000. L’avenir dira si une correction violente se produira, mais une chose est déjà certaine : même si bulle il y a, elle n’a presque rien de commun avec la bulle internet. La logique économique, la maturité de la technologie et l’origine même des excès n’ont rien à voir.

Les interrogations sur Nvidia sont un bon point d’entrée. Certains analystes américains ont pointé une hausse atypique des créances clients, y voyant un possible signal de pratiques comptables agressives. On a évoqué Enron, ce qui est devenu une sorte de réflexe journalistique dès qu’un bilan semble anormal. Le parallèle pertinent n’est pourtant pas celui-là. Enron utilisait des véhicules hors bilan pour gonfler des revenus fictifs. Dans le cas présent, si problème il y a, il ressemble davantage à Worldcom, qui avait prolongé artificiellement les durées d’amortissement pour lisser ses résultats, manipulant les comptes sans pour autant inventer du business qui n’existait pas. Pour Nvidia, rien n’est avéré à ce stade. Mais le simple fait que le soupçon porte sur la structure des revenus d’un fournisseur matériel dominant montre que nous sommes dans une situation très différente de celle de l’an 2000.

En 2000, on payait des start-up pour perdre de l’argent. En 2025 , on paye des puces pour virer des salariés
J’ai vécu la bulle internet de l’intérieur. J’étais prestataire pour des start-up, parfois des très grosses. Le cœur du problème, c’était l’absence totale de logique économique dans ce qui se finançait. Tout le monde était convaincu que l’internet allait révolutionner la distribution et le B2B. Sur ce point, ils avaient raison. Mais les usages réels n’existaient pas encore. Les business plans reposaient sur des volumes imaginaires : on parlait de millions d’utilisateurs alors qu’il y avait quelques dizaines de milliers de clients réels. Les revenus effectifs représentaient un centième des projections.
Je me souviens d’exemples absurdes. Une SSII achetait des développeurs 350 euros par jour pour les revendre 310, uniquement pour afficher dans les tableaux Excel un volume d’activité conforme au business plan. Une start-up recrutait cinquante commerciales en débauchant des serveuses, persuadée qu’un bataillon de téléprospection suffisait à créer un marché qui n’existait pas. Un autre pensait qu’envoyer un million de kits de connexion à des retraités acheteurs de croquettes pour chien allait en faire des acheteurs de produits en ligne. Et au fond, que pouvait-on faire de la bande passante de l’époque ? Ni YouTube, ni Meetic, ni Ventes Privées n’existaient encore. Il n’y avait pas d’usages massifs, pas d’applications structurantes, pas de modèle économique crédible. La technologie était en avance sur la société, et l’argent cherchait désespérément un usage qui n’était pas mûr.