Dans une très large mesure, l'originalité du phénomène trumpiste est mal prise en compte en Europe, y compris en France. Sur notre chaîne Youtube, Thierry Meyssan a régulièrement réduit le trumpisme à une pensée "jacksonienne", c'est-à-dire mercantile. Nous revenons ici sur cette fausse idée et nous mettons à jour les véritables ferments du trumpisme.

En France, le phénomène trumpiste a fait l'objet d'un traitement rachitique par la presse subventionnée, qui l'a traité avec l'arrogance habituelle de la caste, dont le réflexe premier est de disqualifier et de dénigrer toute innovation et tout phénomène dont l'originalité lui échappe. Parfois, cette incompréhension est née d'une forme de paresse ou de facilité, à laquelle le Courrier a en partie participé et pour lequel il dresse un mea culpa.
En réalité, le trumpisme est une hybridation entre l'idéologie de la "dark enlightenment" développée par Curtis Yarvin, fondamentalement anti-démocratique, et le populisme de la triade sombre que nous avons décrit dans nos colonnes.
La "Dark Enlightenment" et la figure de Curtis Yarvin
Le mouvement néo-réactionnaire (NRx)
Au cours des deux dernières décennies, un courant philosophique radical, connu sous le nom de "Dark Enlightenment" (Lumières Sombres) ou "mouvement néo-réactionnaire" (NRx), a émergé des forums en ligne pour influencer les plus hautes sphères du pouvoir technologique et politique. Cette philosophie se définit fondamentalement par son caractère anti-démocratique, anti-égalitaire et réactionnaire.

Le cœur idéologique du mouvement NRx est un rejet total des principes fondamentaux issus des Lumières, tels que la démocratie, l'égalitarisme et la liberté universelle. De plus, il s'oppose à ce que ses tenants appellent "l'historiographie Whig", c'est-à-dire la conception progressiste selon laquelle l'histoire humaine tend inévitablement vers une plus grande liberté et une démocratie libérale. À la place des institutions démocratiques, le NRx préconise un retour à des structures sociétales traditionnelles et à des formes de gouvernance autoritaires, notamment la monarchie absolue et le caméralisme.

Le prophète : Curtis Yarvin (Mencius Moldbug)
La figure centrale et fondatrice de ce mouvement est Curtis Yarvin, un informaticien et développeur de logiciels américain. Écrivant sous le pseudonyme de "Mencius Moldbug" sur son influent blog Unqualified Reservations (actif de 2007 à 2014) et plus tard sur sa newsletter Gray Mirror, Yarvin a posé les bases intellectuelles du NRx. Le philosophe anglais Nick Land a ensuite développé ces théories et inventé l'expression "Dark Enlightenment".

Yarvin, parfois décrit comme le "grand prêtre" de ce mouvement, n'est pas un intellectuel marginal. Son statut d'entrepreneur de la Silicon Valley (fondateur de la plateforme informatique Urbit) lui a permis de devenir une sorte de "philosophe officiel" pour des dirigeants technologiques de premier plan.

Le contexte : "modernisme réactionnaire" et fascisme Tech
L'influence de Yarvin sur l'élite technologique américaine présente des parallèles historiques frappants. Une analyse du magazine TIME compare l'influence de Yarvin sur des personnalités comme Peter Thiel et Marc Andreessen à celle du poète futuriste italien Filippo Tommaso Marinetti sur Benito Mussolini. Marinetti, comme Yarvin, était un réactionnaire qui détestait la démocratie et l'égalitarisme, mais qui vénérait la technologie et la violence.

Cela place l'idéologie NRx dans la catégorie du "modernisme réactionnaire" ou de ce qui est de plus en plus appelé le "fascisme technologique" ("Tech-Bro Fascism"). Il ne s'agit pas d'un conservatisme traditionnel cherchant à préserver le passé, mais d'un mouvement futuriste visant à utiliser les outils les plus avancés (l'intelligence artificielle, l'ingénierie logicielle, la crypto-monnaie) pour démanteler activement l'ordre libéral et le remplacer par un "État techno-féodal" autoritaire.
L'émergence de cette idéologie au sein de la Silicon Valley, un bastion traditionnellement libertarien, soulève une question centrale. Le mouvement NRx représente la résolution d'un paradoxe apparent : comment des individus se réclamant du libertarianisme, qui prône une limitation extrême du gouvernement, peuvent-ils en venir à soutenir des figures comme Donald Trump ou à théoriser des dictatures? L'analyse de la pensée de Yarvin démontre qu'il ne s'agit pas d'un abandon du capitalisme, mais d'un abandon de la démocratie, cette dernière étant désormais perçue comme le principal obstacle à l'épanouissement total du premier.

Yarvin propose de remplacer la démocratie américaine par une "monarchie responsable" (accountable monarchy). Cette nouvelle forme de gouvernance serait structurée non pas comme un État-nation, mais comme une entreprise. La vision de Yarvin est celle de "corporations souveraines à but lucratif".
Le diagnostic réactionnaire : critique de la démocratie et "la Cathédrale"
Pour comprendre la prescription autoritaire de Yarvin, il est essentiel d'analyser son diagnostic radical des maux de la société occidentale moderne.
La démocratie comme "expérience ratée"
L'argument central de Curtis Yarvin est que la démocratie américaine est une "expérience ratée". Il soutient que le système actuel, loin de refléter la volonté du peuple, fonctionne en pratique comme une "oligarchie", une collusion opaque entre le pouvoir politique et le pouvoir financier.
Dans cette vision, les processus démocratiques, tels que les élections, sont considérés comme de simples "rituels". Ils donnent l'illusion du choix et du changement, mais ne permettent jamais une véritable réorientation politique, car le pouvoir réel n'est pas détenu par les élus, mais par une structure permanente et non élue.

Le concept central : "la Cathédrale" (The Cathedral)
Ce pouvoir réel, Yarvin lui donne un nom : "la Cathédrale" (The Cathedral). C'est sans doute son concept le plus influent. "La Cathédrale" désigne le complexe d'institutions qui façonnent l'opinion publique et définissent le consensus moral. Elle est composée de ce que Yarvin appelle "le journalisme plus l'académie", c'est-à-dire les universités d'élite (l'Ivy League), les médias d'information dominants (comme le New York Times ou le Washington Post) et, par extension, la haute fonction publique.
Selon Yarvin, bien que ces institutions ne soient pas formellement connectées ou coordonnées par une autorité centrale, elles agissent comme une seule structure organisationnelle, unifiée par une "foi" commune : le "progressisme" ou le "politiquement correct". Yarvin affirme que ce dogme progressiste est la force dominante en Occident depuis des décennies et qu'il n'existe aucun véritable ennemi "à sa gauche".
L'inversion de la critique gauche-droite
L'analyse de "la Cathédrale" ressemble à s'y méprendre aux critiques de gauche de "l'hégémonie culturelle" (Antonio Gramsci) ou du "modèle de propagande" (Edward Herman et Noam Chomsky). Yarvin, comme Chomsky, identifie les médias et les universités comme des agents de conformité idéologique.

Cependant, la théorie de Yarvin est une inversion de droite de cette critique.
- Dans l'analyse de gauche (Chomsky), les médias et les universités (la "superstructure") sont complices du capital (la "base") pour maintenir le statu quo et empêcher une véritable démocratie sociale.
- Dans l'analyse NRx (Yarvin), les médias et les universités ("La Cathédrale") sont une force progressiste autonome qui, de manière cruciale, empêche l'épanouissement du capitalisme.
Pour Yarvin, l'ennemi n'est pas le capital ; l'ennemi est l'élite culturelle (les "Brahmins", dans sa terminologie) qui utilise son pouvoir moral pour entraver l'élite économique productive (les "Vaisyas").
La fonction de "la Cathédrale" : l'anti-capitalisme et l'anti-darwinisme
Dans la doctrine NRx, le "politiquement correct" imposé par "La Cathédrale" n'est pas une simple nuisance culturelle ; il est activement destructeur sur les plans économique et biologique. L'égalitarisme de "la Cathédrale" est accusé de "sanctionner les revendications de griefs et d'inciter au dysfonctionnement".
"La Cathédrale" est perçue comme une force qui supprime les "vérités" considérées comme fondamentales par le NRx, en particulier la "biodiversité humaine" (HBD). Ce terme est un euphémisme pour le racisme scientifique, l'eugénisme et l'idée de hiérarchies raciales innées basées sur le QI. Yarvin lui-même a écrit que certaines races sont "mieux adaptées" à l'esclavage, un système qu'il juge supérieur à la démocratie.
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Par conséquent, la critique néo-réactionnaire de la démocratie est plus profonde qu'une simple critique de son inefficacité. La démocratie est vue comme fondamentalement anti-darwinienne. En imposant un égalitarisme artificiel, elle empêche la hiérarchie naturelle (basée sur la race, l'intelligence et la capacité) de s'établir. Or, pour le NRx, cette hiérarchie naturelle est la condition sine qua non de "l'accélération du capitalisme" et du progrès technologique.
La prescription monarchiste : le "Roi-Entrepreneur" et la logique de la "sortie"
Face à ce diagnostic d'une démocratie défaillante et anti-naturelle, le NRx propose une solution radicale : le démantèlement pur et simple de l'État démocratique et son remplacement par un modèle autoritaire.




