Il est des lectures qui agissent comme un acide sur le vernis de nos illusions. Dans le confort ouaté des ministères parisiens, où l'on se berce encore de la "puissance d'équilibre" et de l'autonomie stratégique européenne, la récente recension par le Financial Times de l'ouvrage de Neil Shearing, The Fractured Age, devrait résonner comme un tocsin. Mais il est à craindre que ceux qui nous gouvernent préfèrent, comme à l'accoutumée, détourner le regard.


Neil Shearing, économiste en chef chez Capital Economics, commet ici un crime de lèse-majesté contre la pensée unique. Il vient fracasser deux idoles devant lesquelles se prosternent, chacun à leur tour, les progressistes béats et certains conservateurs romantiques : le mythe d'un monde joyeusement multipolaire et la fable d'une Russie salvatrice de l'Occident chrétien.

Il faut sortir de l'OTAN non pas pour rejoindre la Russie, mais pour ne dépendre de personne. La bipolarité est un étau ; la souveraineté est la lime qui permet de s'en libérer. Cela exige de rompre avec le confort du "parapluie" américain et de regarder la réalité en face : dans ce monde fracturé, nous n'avons pas d'amis, nous n'avons que des intérêts.
La fin des "nuées" multipolaires
Nous l'avons souvent écrit dans ces colonnes : la politique est l'art de voir les choses telles qu'elles sont, et non telles qu'on voudrait qu'elles fussent. La thèse de Shearing est d'une brutalité salutaire. Oubliez la "démondialisation" douce ou l'émergence harmonieuse d'un "Sud Global" uni contre l'hégémonie occidentale. Ce qui se dessine, ce n'est pas la liberté des nations, mais le retour implacable de la bipolarité.

Le monde ne s'éparpille pas ; il se fracture en deux blocs tectoniques. D'un côté, l'Empire américain, qui bat le rappel de ses vassaux — nous, Européens — pour maintenir sa prééminence. De l'autre, le Bloc chinois, qui agrège autour de lui des satellites économiques et militaires. Entre les deux? Non pas des "non-alignés" fiers et indépendants, mais des États au comportement aléatoire, ballotés par les vents contraires, cherchant à tirer profit des miettes du festin des géants.
Cette analyse porte un coup fatal au mythe du "Sud Global". Cette entité n'existe pas. C'est une fiction sémantique pour diplomates en mal de grands récits. Dans la réalité rugueuse des rapports de force, il n'y a que des soumissions ou des alliances de circonstance.
La Russie : ni sauveur, ni diable, mais vassal
Mais c'est à l'égard de la Russie que la leçon est la plus cruelle pour une certaine droite française. J'ai souvent soutenu ici que Vladimir Poutine est un chef d'État rationnel, agissant selon les intérêts éternels de la Russie, loin de la caricature du fou sanguinaire que nous vendent les médias subventionnés. Cependant, reconnaître sa rationalité ne signifie pas adouber sa puissance.

