La vraie guerre que Poutine est prêt à déclarer, par Elise Rochefort

La vraie guerre que Poutine est prêt à déclarer, par Elise Rochefort


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La guerre en Ukraine, entamée par l'invasion à grande échelle de février 2022, a provoqué une rupture tectonique dans l'ordre financier international, dont les répercussions s'étendent bien au-delà du théâtre militaire conventionnel. Au cœur de cette confrontation géoéconomique se trouve la question des réserves de change de la Banque Centrale de Russie (BCR), immobilisées par la coalition du G7 et l'Union Européenne (UE) dans les jours suivant l'agression. Ce trésor de guerre, estimé entre 260 et 300 milliards de dollars, est devenu l'enjeu central d'une bataille juridique et politique sans précédent.

La particularité de ce dossier réside dans sa géographie asymétrique : l'immense majorité de ces fonds — environ 210 milliards d'euros — est située sous la juridiction de l'Union Européenne, et plus spécifiquement en Belgique, dans les livres de l'institution financière systémique Euroclear.

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Alors que le conflit s'enlise et que l'horizon temporel s'étire vers 2026 et 2027, la stratégie occidentale a muté. De la simple logique de "gel" visant à priver Moscou de ressources, l'UE a progressivement glissé vers une logique d'utilisation active de ces fonds pour soutenir l'effort de guerre et la reconstruction de l'Ukraine. Cette évolution s'est cristallisée fin 2025 par la décision d'immobiliser ces actifs de manière "indéfinie" et d'utiliser les profits exceptionnels, voire le capital, comme garantie pour des prêts massifs à Kiev.

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Face à ce changement de paradigme, la Fédération de Russie a élaboré une stratégie de riposte graduée et multidimensionnelle. Vladimir Poutine et son administration ont déployé un éventail de menaces allant de l'invective diplomatique déshumanisante à la mise en place d'une architecture législative de représailles (les décrets présidentiels), en passant par une guerre juridique ("lawfare") agressive et des tactiques d'intimidation hybride.

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Cette chronique a pour objet d'analyser de manière exhaustive la nature, la portée et la crédibilité de ces menaces. Il ne s'agit pas seulement de recenser les déclarations, mais de décrypter la mécanique complexe mise en place par le Kremlin pour transformer la vulnérabilité financière de l'Europe en levier de dissuasion stratégique. L'analyse dissèque la façon dont Moscou tente d'exploiter les divisions internes de l'UE, la peur de l'instabilité financière en Belgique, et les failles du droit international pour imposer son prix à toute tentative de saisie.

Contexte géoéconomique : asymétrie des risques et évolution de la menace

Pour appréhender la virulence des menaces russes, il est impératif de comprendre l'asymétrie fondamentale qui caractérise la répartition des avoirs gelés. Cette répartition géographique dicte la nature des représailles : là où les États-Unis sont relativement isolés des conséquences directes, l'Europe se trouve en première ligne.

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La cartographie des avoirs : l'Europe comme cible privilégiée

La répartition des avoirs russes immobilisés révèle une concentration extrême au sein de l'Union Européenne. Sur le total des réserves gelées, Euroclear détient environ 190 milliards d'euros, composés de titres arrivant à échéance et de liquidités accumulées. En comparaison, les institutions financières américaines ne détiennent qu'une fraction marginale de ces fonds, estimée à environ 5 milliards de dollars.

Cette disparité crée une vulnérabilité structurelle pour l'Europe. Lorsque Vladimir Poutine menace de représailles, il vise implicitement et explicitement l'architecture financière européenne. La Russie sait pertinemment que toute mesure de rétorsion symétrique ("tit-for-tat") frappera disproportionnellement les intérêts européens par rapport aux intérêts américains. Moscou perçoit cette dynamique comme une tentative de Washington de financer l'effort de guerre ukrainien avec de l'argent russe, tout en faisant porter le risque systémique (juridique et financier) par ses alliés européens.

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2. De l'immobilisation à la "confiscation déguisée" : le déclencheur des menaces

L'escalade des menaces russes en décembre 2025 est une réponse directe à l'évolution de la politique européenne. Initialement, le gel des avoirs était une mesure conservatoire. Cependant, sous la pression budgétaire de la guerre et l'incertitude du soutien américain, l'UE a franchi plusieurs Rubicons :

1.     La saisie des profits exceptionnels (Windfall Profits) : l'UE a d'abord décidé de séparer les intérêts générés par les actifs gelés du capital principal, arguant que ces profits ne sont pas propriété souveraine russe, pour les transférer à l'Ukraine.

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2.     Le Prêt de Réparation et l'immobilisation indéfinie : face aux vétos potentiels de la Hongrie et de la Slovaquie, qui menaçaient le renouvellement semestriel des sanctions, l'UE a adopté un mécanisme d'immobilisation "indéfinie" des actifs. Cette décision vise à sécuriser un prêt du G7 de 50 milliards de dollars, remboursé par les futurs revenus des actifs russes.

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Pour le Kremlin, cette immobilisation indéfinie équivaut à une confiscation de fait. C'est ce glissement sémantique et juridique qui a déclenché la fureur de Moscou, qualifiant ces mécanismes de "vol" et justifiant, selon la doctrine russe, une réponse "décisive et réciproque".

II. La rhétorique de la déshumanisation et de la rupture

L'analyse du discours officiel russe révèle une stratégie de communication soigneusement calibrée, visant à délégitimer les institutions européennes et à préparer l'opinion publique russe à une rupture totale des relations, voire à une confrontation directe.

1. L'insulte diplomatique comme marqueur de rupture : "Les petits cochons"