Immigration, protection, prospérité, ou le trilemme de Zemmour

Immigration, protection, prospérité, ou le trilemme de Zemmour

Un article de "mise au point" que j'ai consacré récemment au mouvement identitaire m'a valu de nombreuses réactions désobligeantes de la part de lecteurs zemmouristes. Au moment où commence le débat parlementaire sur l'immigration, il m'a semblé nécessaire de revenir à cette question en examinant ce que j'appelle le trilemme de Zemmour, c'est-à-dire l'impossible coexistence dans une même politique publique de la fermeture des frontières aux migrants, le maintien d'un degré élevé de protection des salariés français, et l'atteinte d'une forte croissance économique. Ce postulat est pourtant au coeur de l'espérance portée par les admirateurs de Zemmur. Je vous explique pourquoi, de mon point de vue, il s'agit d'un leurre.

Je ne reprendrai pas ici la totalité de la littérature grise produite par les admirateurs d’Eric Zemmour sur la question de l’immigration et du travail immigré en France.

Je me contenterai de résumer le débat qui occupe ce post en expliquant (mais je ne doute pas qu’un certain de commentateurs caricatureront haineusement ce résumé de bonne foi dans une espèce de hargne dont j’ai désormais l’habitude) que la fermeture de la France à l’immigration pose la question de la main-d’oeuvre. Si nous voulons réellement arrêter l’immigration africaine en France, et au besoin « chasser » les musulmans qui ne répudient pas leur religion, comme le laissait entendre Damien Rieu dans l’interview qu’il nous a donnée, combien de Français accepteront d’occuper les emplois laissés vacants, indispensables au cours actuel de notre économie ?

Cette question est l’angle mort, me semble-t-il, du zemmourisme. C’est une question économique, et le candidat Zemmour nous a montré son indifférence, voire son désintérêt pour ces questions. Il est vrai que, s’agissant d’un salarié du Figaro et de CNews, il n’a jamais vécu l’urgence rencontrée par de nombreux chefs d’entreprise français, confrontés à une pénurie aiguë de main-d’oeuvre. Et j’ai bien entendu le mépris affiché par de nombreux militants du bloc identitaire vis-à-vis de ces questions de prospérité économique, qu’ils jugent secondaires, voire vulgaires, au regard du péril dans lequel se trouve ou se trouverait notre civilisation occidentale face à l’arrivée massive d’immigrés.

La réponse identitaire à la question de la main-d’oeuvre

Sur ce sujet, j’ai commencé à lire, dans la littérature identitaire que j’ai survolée, une idée simple : les Français ne veulent plus occuper certains emplois, notamment dans la restauration, parce qu’ils sont mal payés. Une revalorisation des salaires (l’exemple des éboueurs est souvent cité) règlerait la question des pénuries de bras.

Dans cette perspective, la pensée zemmouriste suggère donc que la société française serait bien plus prospère sans « l’armée de réserve » de l’immigration qui exerce une pression à la baisse sur les salaires. Le départ des immigrés, dans cette vision du monde, permettrait d’améliorer le niveau de vie du prolétariat français, et de produire ainsi une croissance économique avec un degré élevé de protection sociale : un droit du travail toujours aussi fourni, une sécurité sociale généreuse et un service public pléthorique.

Au fond, l’un des effets de l’immigration serait de limiter, par la concurrence de la main-d’oeuvre étrangère, le niveau de protection auquel la main-d’oeuvre française devrait légitimement accéder.

Je sais que, parmi les identitaires, certains ont bien compris que cette représentation était un fantasme mensonger, et qu’interviendraient d’importantes modifications dans la morphologie de notre société, notamment dans son ouverture aux autres espaces économiques, si nous devions réduire brutalement la part des immigrés dans notre population. Pour l’instant, j’écarte ce sujet pour ne retenir que l’hypothèse la plus habituelle : on renvoie les musulmans dans leur pays, et on les remplace par des Français mieux payés, ainsi, tout ira mieux.

Une hypothèse de gauche non documentée

Je voudrais signaler ici que cette idée selon laquelle l’augmentation des salaires règlerait de façon simple et pour ainsi dire définitive la question de la pénurie de main-d’oeuvre qui explique largement le recours à l’immigration, n’a fait, à ma connaissance, l’objet d’aucune étude ni documentation sérieuse dans le monde identitaire. Elle relève du credo, ou de la croyance, dont je voudrais montrer aujourd’hui l’incohérence, et les risques systémiques majeurs auxquels elle nous expose.

Pour ce faire, je voudrais commencer par pointer la saisissante proximité entre ces croyances et les doctrines de gauche selon lesquelles une augmentation massive des salaires serait productrice de prospérité dans notre société. Sur ce point, identitaires et mélenchonistes ne sont pas loin de tenir le même discours : au fond, le problème, ce serait le capital qui se rémunérerait trop au détriment des salaires. Simplement, dans le cas des mélenchonistes, l’augmentation des salaires devrait bénéficier à tous les salariés, dans le cas des identitaires, elle ne devrait bénéficier qu’aux Français.

Hors ce point de divergence, il existe un bloc mélenchono-identitaire qui dénonce l’entreprise et les entrepreneurs, volontiers taxés de libéralisme, ou de néo-libéralisme, comme les principaux responsables des difficultés du pays. Ce « narratif » donne lieu à quelques variantes, dont l’ossature commune consiste à dénoncer le libéralisme et à revendiquer une meilleure place pour le travail, au détriment du capital, dans notre organisation économique.

Ce bloc mélenchono-identitaire pose un axiome : la hausse des salaires améliorera la prospérité collective, qui constitue son impensé radical.

C’est cet impensé qu’il faut éclaircir aujourd’hui, dans sa version identitaire : pouvons-nous vraiment espérer une dynamique vertueuse dans une société où le départ de certains immigrés, où la fermeture des frontières aux nouveaux arrivants, s’accompagnerait d’une hausse des protections pour les salariés, en particulier d’une hausse des salaires ?

Je ne le crois pas, et j’aimerais expliquer pourquoi.

Fermeture des frontières et prospérité collective

Nous allons éviter ici de nous replonger dans les manuels d’économie et dans les théories de la croissance. Je voudrais me contenter de poser le sujet démographique qui se pose dans la France d’aujourd’hui. Dans la pratique, nous entrons dans une phase de baisse de la natalité, qui n’est peut-être que temporaire, mais qui donne une acuité particulière à la question de l’immigration.

D’ores et déjà, l’offre de biens est limitée par la pénurie de main-d’oeuvre, qui est en partie comblée par des arrivées de migrants. Selon les chiffres officiels, la France délivre chaque année entre 200.000 et 300.000 titres de premier séjour à des étrangers.

Dans l’hypothèse où les politiques publiques se contenteraient de bloquer toute entrée en France, il faudrait donc, bon an mal an, se priver de 250.000 arrivées nouvelles sur le marché du travail.

Ces chiffres ne concernent bien entendu que l’immigration légale. Celle-ci intervient en moyenne après cinq ans de présence sur le territoire. On peut donc penser qu’il existe un silo de plus d’1 million de travailleurs clandestins (peut-être d’1,5 millions) en France, qui attendent patiemment la délivrance d’un titre de séjour.

Supposons que les pouvoirs publics parviennent à juguler ce phénomène, cela signifierait qu’il faudrait remplacer près de 300.000 étrangers chaque année, plus un stock d’1,5 million de clandestins.

Une autre façon de présenter la même idée consiste à dire que la population active en France baisserait brutalement de plusieurs centaines de milliers de personnes pour préserver notre identité nationale.

Peu d’observateurs ont conscience que ces arrivées de 250.000 étrangers chaque année s’accompagnent de créations d’emplois bien supérieures. En moyenne, la France crée environ 100.000 emplois nouveaux par trimestre, qui permettent d’absorber les flux démographiques endogènes et exogènes. Ainsi, entre fin 2019 et la mi-2022, la France a créé plus de 800.000 emplois salariés privés, si l’on en croit l’INSEE. Cette hausse est intervenue alors même que l’épidémie de COVID sévissait et qu’une récession historique intervenait.

Ces créations ne sont évidemment possibles que grâce à une complémentarité entre la croissance de la population française et l’arrivée d’étrangers. En fermant les frontières, les créations d’emploi due à notre croissance économique, même faible, seront forcément moins nombreuses.

Mécaniquement, la fermeture des frontières posera donc un problème d’emploi qui obligera à freiner la croissance, et qui obligera à augmenter le taux d’activité des natifs.

En l’état, on peut en tout cas penser que la fermeture des frontières fragilisera la croissance économique telle que nous la connaissons depuis plusieurs décennies. Sauf à changer de modèle pour absorber ce choc, il faut avoir conscience que de nombreux emplois ne pourront être créés faute de candidats suffisants, quel que soit le niveau de salaire.

Augmenter les salaires, une solution miracle ?

J’ai bien entendu l’argument selon lequel une augmentation des salaires contribuerait à convaincre les Français natifs de revenir sur le marché du travail plutôt que de se « contenter » de percevoir des minima sociaux. Sur ce point, redisons-le, faute de statistiques ethniques, il est difficile de proposer des chiffres crédibles. On sait seulement qu’il existe environ 4,5 millions de bénéficiaires de minima sociaux en France, sans connaitre leur nationalité. Si l’on en croit les leit-motiv identitaires, on peut penser que les étrangers sont sur-représentés dans ce « bloc ».

Parmi eux, on compte 630.000 bénéficiaires du minimum vieillesse, et 1,2 millions de bénéficiaires de l’allocation adulte handicapé. Autrement dit, on peut penser que près de la moitié des allocataires sociaux sont très éloignés du marché du travail parce que retraités ou handicapés.

Au total, « l’armée de réserve » ne compte donc guère plus de 2 millions de personnes à remettre au travail. La France compte par ailleurs 2,6 millions de chômeurs indemnisés. C’est une vision très théorique et naïve de croire que ce chiffre correspond à 2,6 millions de salariés disponibles, ne serait-ce que par le seul fait du chômage par friction, qui suppose qu’il existe un temps incompressible entre deux emplois. Là encore, insistons sur ce point, ces cohortes comportent probablement des étrangers que les identitaires auront la tentation de chasser.

Mais, en étant large, on peut considérer qu’il existe aujourd’hui une réserve de 4 millions de personnes, dont une proportion probablement non négligeable d’étrangers.

Supposons que le retour de ces personnes sur le marché du travail ne dépende que du montant du salaire qui leur serait versé pour les « remotiver », se pose la question de savoir à partir de quel montant ces personnes décideraient de travailler à nouveau plutôt que de bénéficier de minima sociaux.

Par construction, on part du principe que ces personnes réclameraient un salaire supérieur à celui que le titulaire immigré du poste percevait, sans qu’on ne puisse connaître la proportion exacte de l’augmentation. Dans tous les cas, ces augmentations salariales constitueraient un choc « asymétrique » pour l’économie française, dans la mesure où, mécaniquement, le coût du travail augmenterait brutalement.

Si l’on admet l’hypothèse que les revalorisations de salaires devraient d’abord concerner les emplois les moins faciles à pourvoir, c’est-à-dire les moins qualifiés et les moins payés, on mesure l’impact global de la mesure : le serveur de restaurant serait soudain payé 3.000 ou 4.000€ nets, soit 6.000 ou 7.000€ chargés pour son employeur.

Les conséquences de cette décision sont doubles :

  • premièrement ces augmentations de salaires créeraient une inflation galopante, les employeurs étant obligés d’augmenter leur prix pour préserver la rentabilité de leur activité. Le niveau de vie de l’ensemble de la société en serait affecté, et il est très probable que tous les salariés demanderaient rapidement des rattrapages identiques de salaires qui produiraient une inflation galopante,
  • deuxièmement, nos produits exportables (notamment nos produits agricoles, fortement dépendants de la main-d’oeuvre immigrée saisonnière) perdraient en compétitivité-prix et les débouchés pour nos produits diminueraient rapidement.

Autrement dit, une augmentation brutale des salaires pour ramener les Français à l’emploi produirait une baisse du niveau de vie en France, une forte inflation et une récession économique avec toutes les tares que nous lui connaissons depuis trente ans : désindustrialisation, déséquilibre de la balance extérieure, chômage de masse.

Bref, la politique d’augmentation des salaires provoquera une catastrophe économique, sans que l’on soit sûr qu’elle ait un effet direct sur l’emploi des natifs. En effet, l’équation selon laquelle la motivation d’un salarié se résume au salaire qu’il perçoit témoigne d’une singulière méconnaissance de la réalité humaine.

En économie ouverte, la compétitivité est une loi terrible

Ce qu’il faut comprendre, c’est que toute augmentation brutale des coûts de production en économie ouverte se traduit par une baisse de la compétitivité. Autrement dit, augmenter fortement les salaires chez Peugeot, chez Renault, chez Citroën, obligera à augmenter le prix de nos automobiles, donc à les vendre moins bien que les automobiles étrangères qui ne seront pas soumises aux mêmes contraintes. Dans la durée, cette distorsion salariale n’est pas supportable, sauf à accélérer le phénomène de désindustrialisation dont nous souffrons depuis longtemps.

Les apprentis sorciers identitaires devraient alors se positionner de façon très claire :

  • soit ils renoncent à l’économie de libre-échange, décident un Frexit et rétablissent des barrières douanières pour empêcher la concurrence directe des produits tchèques, polonais, allemands, italiens, espagnols, bien moins chers que les nôtres
  • soit ils actent l’échec calamiteux de leur politique et réouvrent les frontières
  • soit ils expliquent aux natifs qu’ils doivent désormais travailler dans les mêmes conditions que leurs prédécesseurs immigrés, avec des salaires bas et une véritable docilité vis-à-vis de l’employeur et de ses instructions.

Dans tous les cas, les Français ne tarderont pas à comprendre que l’avenir radieux que certains leur avaient promis en arrêtant brutalement l’immigration, mesure qui leur était présentée comme une baguette magique, est profondément déceptive. L’augmentation de salaires qu’elle entraînera sera funeste pour notre économie et l’ensemble du niveau de vie baissera durablement.

L’hypothèse protectionniste du Frexit

J’entends d’ici les adeptes du protectionnisme se réjouir : la France serait contrainte d’entrer dans la voie du Frexit pour éviter des pertes de marché colossales, et des faillites en série. Par la même occasion, l’euro imploserait.

Certains, je le sais, imaginent que cette voie nous délivrera d’efforts en tous genres. J’ai eu l’occasion de dire que le Frexit nous obligera à diminuer très fortement nos dépenses publiques et notre bureaucratie. C’est pourquoi je soutiens cette solution, qui est le meilleur moyen de nous libérer de la domination d’un Etat obèse. Mais je sais aussi que des marchands de soupe font croire le contraire et prétendent que le Frexit permettra de s’endetter encore plus et d’augmenter les protections accordées aux Français. C’est un leurre.

Dans tous les cas, le Frexit et la disparition de l’euro auront des conséquences mal mesurées aujourd’hui. En premier lieu, le coût des produits importés augmentera fortement. Finis, les téléphones portables à un euro, et les billes d’avion à trois francs six sous pour faire le tour du monde. Notre monnaie entrera sur le terrain glissant des dévaluations régulières, et le contrôle des change sera rétabli pour éviter la fuite des capitaux.

Mitterrand a testé la formule en 1982, et certains s’en souviennent encore.

Comme la réalité a imposé, en 1983, le tournant de la rigueur, la France du Frexit sera rapidement obligée de remettre en cause les protections en tous genres qui se sont multipliées depuis le traité de Maastricht. Et là encore, les Français découvriront que les apprentis-sorciers qui les dirigent leur ont promis la lune, mais les condamnent au bagne.

L’hypothèse de la compétitivité

De façon probable, peu de Français assumeront le désordre du Frexit et de la sortie hors de la zone euro. Face à l’échéance, les Français majoritairement préféreront rester dans le peloton, sachant que le Frexit lui-même les obligera à remettre en cause, à terme, les protections dont ils bénéficient, que soit avec le code du travail ou avec la sécurité sociale.

L’interruption de l’immigration obligera à expliquer que les salaires ne sont pas trop bas en France (le salaire moyen chargé est de 2.800€ aujourd’hui), mais qu’il faut se retrousser les manches pour travailler au tarif auquel les immigrés travaillent ou travaillaient. C’est le choix de la compétitivité pour préserver ce qui nous reste de parts de marché en France et à l’étranger.

Pour beaucoup de Français « identitaires » qui s’imaginent appartenir au camp du bien victime des forces du mal, le réveil sera terrible. Il ne sera pas seulement celui d’une désillusion vis-à-vis de leaders politiques qui ont menti. Il sera aussi celui d’un relèvement douloureux, avec le devoir d’accepter des emplois difficiles et ingrats, dans des conditions d’exercice plutôt désagréable de l’autorité patronale. La concurrence sera rude, en effet, et les marges de manoeuvre pour « souffler » seront extrêmement réduites, faute d’un matelas démographique suffisant.

Le trilemme de Zemmour

Il existe une terrible loi politique, selon laquelle il ne suffit pas de rêver d’une réalité pour qu’elle survienne.

En matière d’immigration, cette règle s’applique.

Dans la pratique, on ne peut pas décréter, comme je viens d’essayer de le montrer, qu’il suffit de rayer l’immigration d’un trait de plume pour revenir à une dolce vita toujours plus bienveillante et mieux payée.

En réalité, il existe un trilemme de Zemmour :

  • soit on ferme les frontières et on augmente les protections, dont les salaires, mais, dans ce cas, l’économie s’effondre
  • soit on veut préserver notre niveau de protection et bénéficier d’une croissance prospère, dans ce cas, il faut continuer à accueillir des immigrés,
  • soit on veut se passer des immigrés et avoir une croissance acceptable : dans ce cas, il faudra dire aux chômeurs français qu’ils doivent remplacer les salariés immigrés sans augmentation de salaire et en acceptant les mêmes conditions de travail.

Encore s’agit-il là d’une simple hypothèse de maintien au minimum, sans véritable ambition de croissance collective.

Dans tous les cas, il ne sera pas possible de conjuguer les trois objectifs.