Comment l’art et la culture sont devenus les véhicules d’une propagande manichéenne, par Eric Verhaeghe

Comment l’art et la culture sont devenus les véhicules d’une propagande manichéenne, par Eric Verhaeghe

En pleine crise ukrainienne, le pavillon russe de la Biennale d’art contemporain de Venise est resté fermé, pendant que d’autres pavillons majeurs, comme les pavillons espagnols ou allemands, affichaient une totale vacuité. Notre enjeu artistique contemporain est manifestement celui d’une propagande mondialisée manichéenne, où l’oeuvre est la simple expression d’un choix idéologique binaire. Jamais l’Occident n’avait autant réduit sa culture à une option binaire aussi détachée de toute forme d’ambition spirituelle, et aussi entachée de vide.

La Biennale d’art contemporain de Venise (astucieusement qualifiée de « Champs-Elysées » de l’art par le Figaro), dans son édition 2022, vient de mettre en évidence la terrible ironie de l’histoire : l’art en Occident est désormais devenu un simple véhicule pour une propagande manichéenne dont la russophobie constitue la colonne vertébrale. En quelques décennies, l’Histoire a donc effectué un virage complet : il est loin le temps où les artistes occidentaux exprimaient leurs doutes sur le capitalisme, pendant que les artistes soviétiques produisaient du réalisme socialiste au kilomètre. L’aveuglement idéologique a changé de camp.

L’art contemporain en Occident bannit la Russie

Dès le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le commissaire du pavillon russe à la Biennale de Venise avait annoncé la couleur : né en Lituanie, il démissionnait de ses fonctions pour ne pas cautionner le retour en arrière russe. L’intéressé a annoncé sa décision par un message sur Instagram (on ne pouvait trouver meilleur symbole de la subordination de l’art contemporain prétendu libre aux GAFAM) :

À peine un mois avant l’ouverture officielle de l’exposition, les artistes et le commissaire du pavillon condamnaient donc la présence russe sur les Champs-Elysées de l’art. On peut comprendre que ces personnalités aient voulu marquer leur désapprobation vis-à-vis de la stratégie du Président Poutine en Ukraine. Mais ils ne pouvaient mieux mettre en évidence la politisation désormais outrancière de l’art contemporain, outrancière au point que l’art est devenu un simple substrat de l’idéologie dominante, sans aucune forme d’invention en dehors de la ligne du parti.

Car, au fond, ni le commissaire, ni les artistes en résidence, n’auraient été soupçonnés de commettre des oeuvres favorables à Poutine (les pavillons étant conçus deux ans à l’avance). Et en aucun cas, les oeuvres présentées n’auraient été soupçonnées de défendre une invasion dont elles n’étaient ni le sujet ni l’objet.

Mais l’expression artistique est désormais interdite si elle émane d’un « Etat voyou », ou jugé comme tel par la propagande occidentale, même si cette expression artistique est totalement indépendante du pouvoir politique en place dans cet Etat. Comme par hasard, personne ne se souvient que les artistes occidentaux aient décidé de déserter la Biennale lorsque l’aviation américaine transformait l’air viêtnamien en fumerie de napalm, ou lorsque les troupes occidentales réduisaient Bagdad à un champ de tir, à la recherche « d’armes de destruction massive » totalement inventées par la CIA pour justifier son action.

Mais, s’agissant de la Russie, il semble normal que des artistes payés par Poutine décident de politiser leur oeuvre en refusant d’exposer sous le prétexte que leur pays est désormais en guerre avec l’une des anciennes républiques qui le composait.

L’aveu de la Biennale

Que le droit de pratiquer l’art en Occident soit désormais fermé à certaines nationalités dont les ressortissants sont décrétés d’accusation publique par le seul fait de leur origine n’a semblé choquer personne. Ainsi, la direction de la Biennale a déclaré :

La Biennale exprime sa totale solidarité envers ce noble acte de courage et soutient les motivations qui ont conduit à cette décision. Elle incarne dramatiquement la tragédie qui s’est abattue sur la population de l’Ukraine. La Biennale reste un lieu où se rencontrent les peuples à travers l’art et la culture. Elle condamne tous ceux qui usent de la violence pour empêcher le dialogue et la paix.

On pourrait ironiser longtemps sur cet affichage bien-pensant selon lequel la Biennale serait un « lieu où se rencontrent les peuples », puisque cette rencontre est visiblement réservée à quelques invités dont les Russes ne font plus partie. On pourrait aussi ironiser sur ce bannissement au nom du « dialogue ». Et l’on pourrait aussi se gausser du « noble acte de courage » qui consiste à travailler pendant deux ans aux frais du contribuable russe pour finalement le planter comme une vieille chaussette, dans une parfaite obéissance aux dogmes pro-américains (où les possibilités de « big deal » sont plus larges pour les artistes mondialisés que sur le marché russe).

On notera simplement que la Biennale de Venise a réintroduit les frontières dans l’art, et qu’elle entend ne donner la parole qu’aux artistes venus de pays autorisés par le Saint Occident. Les tauliers de ces « Champs-Elysées de l’art » ne pouvaient commettre meilleur aveu sur la véritable nature de l’art contemporain, tel qu’il est financé par les institutions officielles : l’expression d’une propagande binaire où l’on répète des mantras humanistes (le « dialogue », la « rencontre », le « courage ») de façon sectaire pour mieux se dispenser de passer à l’acte.

Le vide sidéral de l’art occidental aujourd’hui

Si le bannissement de la Russie s’accompagnait d’un rayonnement artistique de l’Occident, nous serions plus à l’aise. Nous pourrions croire à la fable officielle selon laquelle la lumière combat les ténèbres, et selon laquelle nous sommes la culture dressée face à la barbarie.

Tout le problème tient au vide sidéral de l’art contemporain actuel en Occident, tel qu’il est institutionnalisé. Il est de bon ton de bannir les ennemis, mais au-delà de ce bannissement, notre culture n’a rien à apporter, ni aucune solution de rechange.

On prendra l’exemple du pavillon espagnol, décrit ainsi dans une publication spécialisée (vous pouvez retrouver les images de ce pavillon dans la vidéo Telegram postée en tête de l’article) :

Là où la plupart des artistes de cette 59e édition remplissent les salles de leurs pavillons d’une ou plusieurs œuvres, Ignasi Aballí a pris au pavillon espagnol le contrepied de cette tradition. Ici, aucune œuvre matérielle, visuelle ni sonore n’est présente dans l’espace, l’œuvre étant en réalité l’architecture elle-même.

On reconnaît, derrière le pédantisme habituel des cultureux, la reconnaissance timide du « roi est nu ». Dans le pavillon espagnol, il n’y a « aucune oeuvre matérielle, visuelle ni sonore ». Bref, l’artiste s’est contenté de laisser un pavillon vide et blanc.

Ce qu’on appelle couramment le vide.

Mais le pavillon allemand ne fait pas mieux. L’artiste en résidence, Maria Eichhorn, s’est contentée de laisser le pavillon vide, en arrachant une partie de son plancher pour en faire apparaître les fondations.

Comment une grande nation artistique comme l’Allemagne peut-elle détruire son image à ce point, en proposant un vide sidéral au moment où l’art russe est banni pour cause de barbarie ?

Je reviendrai demain sur le scandale du pavillon français, dont chacun pourra voir l’utilisation que le ministère de la Culture fait de ses 600.000€ de budget. En attendant, les cuistres de l’art contemporain peuvent, autant qu’ils le veulent, jouer aux intellectuels humanistes : ils ne sont plus désormais que les agents d’une propagande binaire et vide de toute inspiration.

Encore + de confidentiels et d’impertinence ?

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